Gare à l'urbanisme

Neufert

La vision architecturale avait été largement relativisée, au bénéfice de l'activisme de rue, au bénéfice de l'activisme d'une reconquête de l'espace généralisé de la société. Là, il n'était plus question d'architecture. L'architecture était à la limite relative, subsidiaire. C'était même un bouche-trou, on n'en avait plus rien à faire. Ce n'était pas ça le bon enjeu. L'enjeu était la reconquête de l'espace social total, sous d'autres formes, selon d'autres régimes.

Daniel Guibert
Gare à l'urbanisme

Propos recueillis par
 Pierre Vincent Cresceri et Stéphane Gatti
La Parole Errante

Apprendre à lire la ville, y déchiffrer la spatialisation des pouvoirs : du groupe Utopie à la revue Gare à l'ubanisme, Daniel Guibert s'inscrira dans ce projet né à l'institut Tony-Garnier, devenu Institut d'urbanisme de Dauphine après Mai 68. Les questions de la ville, l'organisation du territoire et la reconquête d'un espace social total relativisent la vision architecturale : inspirée par les dérives psycho-géographiques et l'urbanisme unitaire inventés par les situationnistes, cette exploration de l' « être urbain » prolonge ainsi la critique de la vie quotidienne d'Henri Lefebvre. Jusqu'à la restauration post-moderniste de la fin des années 70.



Gare à l'urbanisme

"Tu as avec toi 3 numéros ou plutôt trois exemplaires différents de "Gare à l'urbanisme". Comment est né ce projet de revue ?"

Il faut rappeler le contexte de son élaboration. Jusqu'en 1967-68, il y avait un Institut d'urbanisme académique dépendant de la Sorbonne situé rue Michelet, derrière le Jardin du Luxembourg, hébergé à l'intérieur d'un bâtiment magnifique en brique rouge, attribué à l'Institut d'Archéologie. Avec les événements de mai 68, toutes ces structures universitaires ont volé en éclats. Reconstruire ces entités dans un esprit d'intégration universitaire recomposé constituaient pour nous un enjeu politique d'importance, compte tenu d'une critique du rôle structurel que jouaient et joueraient l'architecture et l'urbanisme dans une organisation sociale à venir.L'Institut d'urbanisme, devait quitter de toute façon les locaux de l'Institut d'archéologie. Il fallait donc qu'il soit re-localisé quelque part. Dans le mouvement qui suit les émeutes de Mai 68, tout est reconsidéré à partir de la création durant l'été 68 du fameux Centre Universitaire expérimental dans le bois de Vincennes où s'est posé le problème de la reconstitution des lieux et des institutions modèles d'une université nouvelle. Dans un premier temps, l'Institut d'urbanisme a été d'une façon incertaine localisé là, dans les bois; mais très vite, jugé sans doute trop activiste, il fut déplacé dans un nouveau pôle universitaire, dans les anciens locaux de l'Otan, à la porte Dauphine, avec ce qui devait devenir l'Institut universitaire de pointe du management opérationnel et des études économiques néolibérales. Nous nous sommes ainsi retrouvés un peu dans la même situation qu'avant, mais au lieu que l'urbanisme soit rapporté de façon connexe à l'archéologie, il était regroupé avec une institution universitaire qui se voulait de pointe par la création pluridisciplinaire d'un certain nombre de départements liés à l'économie politique, à la micro- et à la macro-économie néolibérale, ce qui, s'agissant de l'urbanisme, et tout compte fait, n'était pas mal pensé. C'est dans ce contexte que la critique de l'urbanisme a pris un essor nouveau. C'est là aussi, dans le nouvel Institut d'Urbanisme de Paris-Dauphine, que les premiers diplômes nouveaux ont été passés. Il y avait, constituant le collège pédagogique, en dehors de gens anomiques comme Hubert Tonka, des personnages assez intéressants, notamment le directeur en titre de l'Institut, Antoine de Caumont, militant PSU, énarque engagé à fond dans les problèmes de villes nouvelles et de gestion municipale. Il avait déjà participé à des élaborations type "villes nouvelles" à Grenoble et il était en passe de devenir le responsable d'une opération pilote dans la vallée de la Seine, à Hérouville-Saint-Clair, une opération-phare dans laquelle devait se développer un urbanisme participationniste expérimental, ouvert, mouvant, politiquement engagé avec toutes les forces de gauche et leurs ramifications dans l'extrême gauche. C’était un personnage intéressant pour nous. On l'avait volontiers accepté comme directeur et faire-valoir institutionnel (dans la mesure où nous acceptions ou pas certaines personnes). On avait encore cette possibilité et le pouvoir de le faire. Antoine de Caumont faisait partie, non seulement des personnages stipulés réformistes, mais réformistes "acceptables", avec qui un dialogue pouvait s'engager politiquement. Il y avait aussi économiste et sociologue et le noyau militant du groupe centré sur la revue Utopie, dont Hubert Tonka était le maître à penser et le meneur.

Neufert

L’essor des radicalités

Pour resituer la critique de l'urbanisme à cette époque-là, elle était très influencée par les situationnistes qui avaient d'emblée placé la ville, l'espace urbain, au coeur des débats politiques.

La seule approche esthétique de la ville et de ses enjeux était abandonnée au bénéfice de la façon dont on pouvait penser le politique dans ses rapports à la ville et surtout aux "pratiques urbaines" sur fond des affrontements urbains et du développements des luttes urbaines, rebaptisées et rassemblées sous le terme ironique de "poliorcétique" (art militaire de la prise des villes), pas uniquement sous influence des situationnistes ; c'est aussi sous celle d'Henri Lefebvre et de sa "Critique de la vie quotidienne" fondatrice d'une "sociologie du quotidien", qui était quand même l'un des pères fondateurs de l'ensemble de ces mouvements critiques de la ville comme lieu de la lutte des classes, formant une mouvance autour des questions d'urbanisme.

En fait, dans un mouvement politique et social tel celui qui se développe à la fin des années 60, la référence aux situationnistes explicite assez bien cette tension critique radicale de mise à l'Institut. Les radicalités étaient diversement partagées, elles étaient diversement reconnues les unes par rapport aux autres, et globalement par rapport à ce qu'on a appelé le mouvement de mai 68.

Il y avait des gestes qui questionnaient la construction même des bâtiments. On parlait toujours à cette époque du fait qu'ils avaient démonté les faux plafonds d'une salle de cours à Strasbourg. Ces interventions sur les bâtiments essayaient de démontrer leur fonction idéologique.

Insérer le bâtiment dans le débat ouvre à nouveau la question du rapport critique entretenu entre l'urbanisme et l'architecture. Ce qui était caractéristique de ce moment-là, c'est précisément que l'urbanisme, comme pensée opératoire de l'urbain, avait peu à peu (destructions massives des guerres mondiales ) pris le leadership de la réflexion critique sur les problèmes de la ville. Ce n'est plus du seul point de vue de l'architecture, à la manière des avant-gardes des années 20, que la société dans sa forme urbaine pouvait être changée ; c'est du point de vue des techniques de l'urbanisme que, dorénavant, les questions urbaines se posent.

Juste une incidente historique importante : le Séminaire Atelier Tony Garnier (dit aussi Institut Tony-Garnier) était une institution logée dans l'école des Beaux-Arts mais dont la vocation depuis le début des années 60, était de publier les travaux des étudiants orientés "vers un enseignement d'application de l'Urbanisme". Il était devenu, depuis le début des années 60, alternatif et rival de l'Institut d'urbanisme académique de la rue Michelet, en cela qu'il était plus centré sur la sociologie des formes urbaines, que centré sur l'histoires des formes urbaines comme à Michelet. Mais déjà en 1967, l'Institut académique de la rue Michelet était déjà largement contaminé par la critique de la vie quotidienne de Lefebvre et animé par quelques futurs membres du groupe Utopie. En même temps, les mêmes "futurs membres" du groupe Utopie en gestation s'étaient aussi institués à Tony Garnier. Il ne faut pas l'oublier. Pour dire que la critique urbaine et la critique de l'urbanisme comme technique était menées sur différents fronts et à partir de différentes institutions.
Le situationnisme était bien sûr en arrière-plan, au carrefour, mais pas forcément opératoire ni opérationnel, sauf idéologiquement.

Le Corbusier, Modulor

Henri Lefèvre

Il faut, de ce point de vue, restituer à H. Lefebvre sa puissance philosophique et sa dialectique opératoire : car c'est lui qui avait attiré l'attention de la réflexion philosophique et sociologique radicale vers ces questions du contexte urbain, du contexte spatial, sur la spatialisation des rapports sociaux dont les situationnistes marxistes s'étaient inspirés avant de conspuer leur trop proche référent comme de vulgaires staliniens. Et rappeler que l'une des formules fondatrices de Lefebvre tenait que la ville ou l'urbain n'était ni plus ni moins que la projection active des rapports sociaux sur le territoire. À partir de là, il y eut une explosion à la fois du côté du mouvement situationniste empêtré dans sa "critique artistique" sui generis et sa radicalisation marxiste libertaire, mais également du côté de la mise en oeuvre d'un activisme opératoire qui remettait en cause une réflexion cantonnée, grossièrement, du côté de l'esthétique urbaine ou de l'esthétique architecturale. Quant au mouvement critique en architecture, il n'existait pratiquement pas, hormis les engagements politiques externes d'étudiants en architecture engagés dans les groupes de réflexion gauchistes.

Et ce qu'on appelait alors "la Grande masse" de l'école des Beaux-Arts, dont participaient les Ateliers d'architecture, organisation étudiante générique, traditionnellement de droite qui était traversée par tous ces courants-là, elle fut finalement prise d'assaut dès 67 par les groupes gauchistes tel l'UJCML .

De l'Institut Tony Garnier à la "Grande masse" de l'école des Beaux-Arts, noyautée par le mouvement gauchiste, et l'Institut Michelet sous emprise de Lefebvre, déjà pas mal travaillé par un fort mouvement critique radical : on a la description de l'éclatement de la question de l'enseignement de l'urbanisme et de son rapport nouveau à l'exigence d'une pensée théorique des liens entre l'urbain et la radicalité politique.

Neufert

Tu parlais de la revue Utopie. C'était l'équivalent d'une revue comme Chimères, c'est-à-dire un espace où cette sensibilité-là s'est développée, s'est critiquée. Dans Utopie, il n'y avait pas les situationnistes en tant que tel, mais il y avait l'influence des situationnistes. Des gens comme Baudrillard y ont écrit. Toi-même, tu as participé à l'écriture de cette revue. Toute une tendance de ce qu'a produit Mai 68 s'est réfléchie dans cette revue, qui a représenté une façon de problématiser les rapports qu'on pouvait avoir par rapport aux institutions, par rapport à la critique des institutions, par rapport à la possibilité même d'exercer avec une certaine radicalité le métier d'urbaniste... et celui d'architecte.

Je n'ai guère participé à l'écriture de la revue, sinon aux réunions de débats et aux actions. Pour revenir à Utopie et informer le développement accéléré des rapports entre la critique radicale, l'architecture et l'urbanisme, cette revue, symptomatiquement, je l'ai déjà évoqué, est sans doute des seuls contacts avec le situationnisme. Tout ceci se fomentait simultanément. La revue Utopie a sans doute pris naissance à propos d'un ouvrage-contrat de recherche traité au sein du Séminaire, qui s'était traduit par un rapport de 1966 "Propos pour le logis". Ce rapport ambigu est à la fois d'inspiration moderniste, et déjà tendu par une problématique de radicalisation des points de vue sur l'architecture et la ville. D'ailleurs, indépendamment de son contenu, la maquette de ce rapport de 1966, auquel H. Tonka participe activement, fait immédiatement penser à celle du premier numéro de la revue Utopie, notamment les pages consacrées à des "réflexions critiques sur l'espace urbain de quelques nouvelles villes" qui se présentent comme un discours-images ultérieurement développé dans la revue l'année suivante. L'architecture (le logis, les "équipement du pouvoir"...) prise dans son contexte sociologique et politique se relativise au regard des problèmes de réorganisation de la ville néolibérale et de ses problèmes urbains, de l'organisation urgente du territoire mondial. C'est ça qu'il faut bien considérer. Ensuite, je veux bien qu'on mette en tête des inventions de la pensée critique de l'urbain et au crédit de l'Internationale situationniste, l'urbanisme unitaire et sa "critique artistique" et la dérive psychogéographique Mais dans ces circonstances-là, il faut rendre ou partager les responsabilités ; ou en tout cas partager les options, les prises de position, les engagements de tout un chacun. Car toute pensée critique ne passait pas par le seul canal l'Internationale situationniste, même si l'Internationale situationniste a été un point de fixation idéologique, un repère symbolique assez considérable.

Phénomène assez symptomatique de cet état des choses : à l'intérieur même de l'Internationale situationniste, les études urbaines ou les problématiques de Constant sur l'urbanisme unitaire n'ont pas duré plus de trois numéros. Les dérives psycho-géographiques non plus. Moment singulier d'une prise de conscience d'un activisme possible dans la rue ou dans la ville. Toutes les réflexions critiques se sont alors plus ou moins centrées ou partagées sur deux pôles : un pôle esthético-plastique, un pôle activiste. C'est dire : que la réflexion sur un devenir possible de la ville qui soit autre que celui de la ville moderne des années 20 ou des trente années de la reconstruction, la ville des constructions sauvages aussi, massives, ambiguës, politiquement marquées d'un humanisme de gauche avait fort à faire. Comment peser sur les orientations des appareils d'Etat occidentaux qui ne pensent plus qu'à adapter au mieux l'urbain aux concentrations humaines et au développement généralisé de la circulation des flux de marchandises puis d'information, puis à libérer l'espace urbain pour le fluidifier selon les exigences des concentrations qui déjà s'opèrent, puis des délocalisations qui déjà s'annoncent. Il règne dans ce mouvement de radicalisation de la pensée urbaine des annèes 60 également celle critique de l'engagement des corps, une critique non pas du corps unique et stellaire, tel celui de Le Corbusier - son homme idéal, 1,80 m, soutenant le monde comme un athlète, un Atlas - mais plutôt une critique des corps massifs, sereins, ludiques, des corps qui devaient jouer dans l'espace et dans la ville, qui devaient structurer la ville en fonction de leurs besoins, de leurs désirs, de leur nécessité et de leur plaisir, surtout. C'était ça finalement qui était assez nouveau dans l'urbanisme unitaire. La mise en plastique, évidemment, elle appartient radicalement à Constant qui en faisait des structures monumentales d'un ordre nouveau, mais qui s'inscrivaient purement et simplement dans l'évolution des plastiques des avantgardes ou des post-avant-gardes des années 20-30.


La dérive psycho-géographique

La question des dérives psycho-géographiques va être largement reprise, aussi bien dans la culture théâtrale que par les Dardenne quand ils vont faire leur premier collectif, Dérive. Quand Fernand Deligny s'installe avec ses autistes, les cartes qu'il fait avec eux sont très pointues, très précisément des dérives psycho-géographiques. C'est un courant qui ne va pas se développer, mais qui a son impact : ça noue des pratiques très précises, individuelles, avec une saisie de la ville. On échappe pour un temps au règne des techniciens. L'expérience de la ville devient quelque chose que tout un chacun peut expérimenter et, à partir de là, se refaire un discours qui lui est propre sur cette question.

On a évoqué l'urbanisme unitaire et son potentiel critique. Le second versant, c'est la dérive psycho-géographique qui a eu un rôle peut-être beaucoup plus important que l'urbanisme unitaire. Pourquoi ? Parce que c'est celui qui se mêle le mieux à l'activisme sociologique, radical, politique de l'époque. Et, bien sûr, on en voit des ramifications même dans les mouvements associatifs, dans toutes les expérimentations, y compris dans le théâtre. Comme je disais tout à l'heure, c'est le corps qui est en cause, et pas le corps massif, pas le corps social, pas le corps prolétarien au sens du corps organisé en masse pour produire ou se battre. C'est un corps individuel qui est en cause, le corps du désir. Là, la dérive psycho-géographique a peut-être plus d'impact que l'urbanisme unitaire sur la critique sociologique et la critique politique appliquée à la ville. Pour moi, la dérive psycho-géographique a été pensée comme un moyen de prolonger la critique radicale de la vie quotidienne de Lefebvre. Quand Henri Lefebvre dit : maintenant, on va passer à une sociologie qui sera une sociologie du quotidien et non pas une sociologie des institutions, des groupes ou des classes ; on va passer à une sociologie active au sens microsocial- effectivement, la dérive psycho-géographique était en plein dans ce genre de spéculations. C'était une façon de faire de la sociologie active, aussi, ce dont se sont emparés immédiatement tous les mouvements associatifs et militants. La dérive psycho-géographique a eu ce rôle capital de lier la découverte de l'espace social, en essayant de se constituer en porte-à-faux avec l'impact des rapports sociaux dans l'organisation matérielle de l'espace. Si on reprend la formule de Lefebvre - la projection des rapports sociaux sur le territoire - la dérive psycho-géographique était un moyen d'intervention immédiate sur la mise à distance de toute allégeance aux rapports sociaux pour essayer de constituer un rapport à l'espace social qui soit d'une autre espèce, c'est-à-dire qui ne passe plus par les canaux, les allégeances ou les structures mentales liées même à l'opérativité du travail. C'est la revendication d'une forme d'abolition des rapports sociaux de production au sein même du transport, du transfert, de la mobilité des corps dans l'espace. La dérive psycho-géographique devait introduire tous ces dépassements-là, et, si possible, construire les fameuses situations historiques
révolutionnaires dont Guy Debord et quelques autres avaient été les instigateurs prophétiques, au sein du mouvement situationniste.

Évidemment, l'enseignement de l'Institut d'urbanisme et de "Gare à l'urbanisme" était centré sur ces deux pôles : à la fois la question de l'impossibilité d'un urbanisme unitaire et la question restée sans réponse d'une généralisation esthétisée de la dérive psycho-géographique. C'est ainsi que j'ai passé mon diplôme d'urbaniste à Dauphine ; il était titré : « De quelques idéologies modernistes en matière d'urbanisme et un peu plus ». La matière de base de ce diplôme était constituée du recueil des matériaux d'expérimentations psycho-géographiques faites dans le port d'Amsterdam et de nos commentaires critiques ; l'ensemble a été présenté à un jury dans lequel siégeait Hubert Tonka, Caumont et d'autres vrais universitaires dont j'ai oublié le nom. Nous étions tout à fait dans la répétition ludique, dans le mimétisme total, mais au moins on ne s'était pas contenté, comme beaucoup, d'en parler. C'était bien sûr un travail de groupe, un travail collectif qu'on avait dû imposer comme tel.

Bien sûr, au passage, nous avions été voir Constant dans son atelier et discuté avec lui sur l'opportunité d'étendre ces études à d'autres lieux et d'imaginer par là, à l'instar d'une littérature oulipiste, la dérive comme "ouvroir" d'un espace social potentiel autant que radical. Tous les diplômes n'étaient évidemment pas de cet ordre-là. L'institut d'urbanisme de Paris-Dauphine a duré, je crois, deux ans, pas plus. Il n'y a eu que deux promotions, me semble-t-il.



Signes et graffitis

Avant de revenir sur les trois revues, toutes ces tendances liées à la lecture de l'urbanisme vont développer une sensibilité qui va devenir très importante dans les années qui suivent : la lecture des signes dans la ville ; comment ils apparaissent, comment ils disparaissent, ce qu'ils signifient. Comme s'il y avait une sorte de déplacement de savoirs. Qu'est-ce que les gens en pensaient ? Et, plutôt que de demander aux gens ce qu'ils en pensaient, on a commencé à lire directement sur les murs de la ville: comment ça s'affichait ? Et les signes racontaient peut-être plus que ce que les gens pouvaient en dire. Il y a eu tous ces travaux sur les graffitis, les micros changements qui s'affichaient sur les murs..

Tout à fait. Pour être un peu plus éclectique et un peu moins sectaire, les chercheurs américains avaient déjà entamé quelque chose de cet ordre-là. Tu as prononcé le mot « signe ». Dans le mouvement, si on met ensemble les dérives psychogéographiques, l'urbanisme unitaire, la critique de la vie quotidienne radicale de Lefebvre, plus la sémiotique ambiante de la fin des années 60, on avait affaire avec un potentiel de décryptage nouveau de l'espace urbain, celui qui s'opèrait malgré nous. Certes ce potentiel s'organisait dans une problématique de recherche ou de prospective ; mais il y avait quand même une fuite en avant très importante, y compris politique, sur ces questions-là. Il y avait là une fuite en avant du politique dans une perspective de révision d'un sens concevable des entités architecturales et urbaines, qui ne devrait plus rien ni à une lutte des classes en voie d'extinction significative, ni à une économétrie des rapports sociaux mais à une guerre des signes qui déjà structuraient les comportements et les rapports sociaux urbains, qui tendaient à se généraliser à toute la planète. Sur le plan réduit des préoccupations de concevoir encore un espace urbain générique, cette fuite en avant s'est fabriquée de croisements curieux, de croisements structuralistes, de croisements avec une sémiotique américaine et italienne, avec une linguistique opérative transformationnelle à la Chomsky, sorte de grammaire universelle des formes urbaines, etc.



Toutes sortes d'hybridations extrêmement curieuses. Un fameux ouvrage intitulé "Learning from Las Vegas", de Venturi et Brown, avait proposé la reprise en compte de l'espace d'un autre point de vue, celui de l'abolition des valeurs non seulement attachées à l'académisme formaliste mais également l'abolition des valeurs quelque peu jansénistes ou staliniennes de la modernité. Il y avait eu un point de vue régnant bicéphale ou manichéen sur la question urbaine et sur la question de l'architecture, de leur signification et de leur pratique. La pratique urbaine était reconsidérée à partir d'une critique violente de toutes les sources d'enseignement académique qui s'étaient accumulées depuis la Grèce hellénistique et la Rome antique. La structure de ces référents omnipotents était esthétique et s'inscrivait dans des regards et des répertoires formels, formalistes ; elle n'est pas pour autant sans rapport avec l'expérience corporelle ni sans souci de manipulation des corps dans l'espace, dans des mises en scènes urbaines ou domestiques politiquement significatives. Mais le point de vue de ces mises en scène pour être sociopolitique se présentaient toujours comme seulement esthétiques, et donc pouvaient bien faire à la limite l'objet d'une "critique artistique". Il reste qu'une sociopolitique était inscrite dans ces références urbaines. Elle était sousjacente, instruite idéologiquement dans le rapport qu'entretenaient ces deux grands référents : la ville hellénistique et l'Urbs romaines. Mais cette dualité référentielle se redoublait d'une autre, celle qui l'opposait à la modernité des avant-gardes modernistes où règne en maîtresse la Cité radieuse de Le Corbusier et ses déclinaisons. Là, la mise en scène critique des
rapports sociaux capitalistes au nom d'un jansénisme révolutionnaire et progressiste s'est imposé idéologiquement et pratiquement.

Et ce que racontait cette lecture extrême de Las Vegas en 1972, c'est que la fuite en avant pouvait encore s'accélérer jusqu'au "New York Delirious" de Rem Koolhaas en 1978. D'abord en brisant avec le manichéisme académique, déjà consommé dans la montée en puissance des revendications soixante-huitardes qui aboutirent à l'explosion de nos institutions d'enseignement, puis, dans la foulée, avec l'achèvement de la critique du modernisme, dans la montée en puissance d'une critique idéologique et philosophique de la modernité politique et plastique sans précédent, celle qui jusqu'alors gageait toutes les Cités radieuses du monde et tous les "hommes nouveaux" des totalitarismes.

La restauration et le post-modernisme

Tu as parlé de Venturi et ça nous oblige à dire que ce travail va accoucher, au niveau architectural, de la postmodernité, et devenir un courant d'architecture en France, pour finalement aujourd'hui être l'architecture préférée des pouvoirs publics.

Le mouvement postmoderne a été le mouvement de la récupération systématique de tous les signes, recueillis et historicisés, indifféremment manipulés, souvent indépendamment de toutes critique des raisons de leur apparition et raisons d'être. Il faut encore insister sur le fait que la modernité architecturale et urbaine, sur fond de valeurs politiques progressistes et critiques, s'était également développée sur fond d'abandon de toutes les autres valeurs précédentes, de tous les savoirs et savoir-faire connexes. Conséquence : une inculture dramatique sous-tendue d'une amnésie quasi générale de tous les référents.

La réaction post-moderne a été un mouvement de retour à la bonne conscience de l'engagement d'ex-militants, post-militants ou non-militants dans une pratique productrice qui se reconnaissait dans le repositionnement opératoire, jubilatoire et généralisé des référents. Il faudrait entrer dans le détail, mais la question de fond se pose : qu'est devenue la critique radicale urbanistique et architectonique dans ce mouvement, dans cette inscription de la postmodernité comme étant le devenir possible et même fondateur de nouvelles pratiques urbaines, d'une nouvelle ville ou d'une nouvelle architecture ? Ce qui s'est passé aussi dans le mouvement social. Il n'y a pas de hiatus. Autant la relativisation du politique et la critique radicale se sont opérées rapidement dans la moitié des années 70, autant, dans ces deux mouvements culturels que constituent la pensée urbaine et la pensée architecturale, la perte de vitesse de la critique radicale s'est engendrée immédiatement.

La reconquête de l'espace social total

Quand je disais que c'est un mouvement de récupération, la postmodernité a été le moment de re-stabilisation de tous les référents, mais une re-stabilisation ouverte, comme celle des marchés du capitalisme libéral. On avait à nouveau le droit de faire référence à des ouvrages ou à des savoir-faire, des savoirs plastiques même académiques, alors qu'ils avaient été résolument bannis de la pensée radicale relative à l'architecture et l'urbanisme. La postmodernité, c'est le retournement de situations en profondeur, qui fait que la critique radicale du mouvement académique avait conduit à la reconsidération, la reconstitution d'un nouvel académisme : le modernisme. Le postmodernisme architectural et urbain, curieusement d'ailleurs, avait remis en scène ce qui avait été complètement déstructuré, déconstruit dans le mouvement radical de la fin des années 20 et celui qui d'une certaine manière le rejoue sous de multiples formes au début des années 60.



La vision architecturale avait été largement relativisée, au bénéfice de l'activisme de rue, au bénéfice de l'activisme d'une reconquête de l'espace généralisé de la société. Là, il n'était plus question d'architecture. L'architecture était à la limite relative, subsidiaire. C'était même un bouche-trou, on n'en avait plus rien à faire. Ce n'était pas ça le bon enjeu. L'enjeu était la reconquête de l'espace social total, sous d'autres formes, selon d'autres régimes.

Avec la postmodernité, le mouvement s'inverse complètement. Retournement historique radical. Ce qui, dans ce mouvement devient le nec plus ultra de la pensée urbaine, c'est l'architecture. C'est la forme architectonique avec ses anciens et nouveaux référents, la reprise en compte des savoirs encore bannis avant les événements des années 60 déconstruits par la modernité des multiples avant-gardes : Le Corbusier et autres, pour ne citer qu'un référent parmi d'autres. La critique de l'académisme avait déjà été faite. Mais elle avait été faite au nom du progrès, au nom d'un humanisme social qui n'était pas suffisamment radical, qui était lui-même déjà réformiste, et même parfois d'un réformisme assez douteux. Un réformisme d'État totalitaire, à la façon de Le Corbusier. Le Corbusier a eu des moments de totalitarisme étatique qui n'avaient rien à céder, ni au totalitarisme national socialiste, ni au totalitarisme soviétique. Il était vraiment dans l'esprit de la revendication de l'État fort pour réaliser la ville nouvelle et l'architecture nouvelle. Et, donc, l'homme nouveau. C'est ce qui est curieux. Partant de cette critique mondaine du mouvement progressiste en architecture et en urbanisme, il y a eu cette inscription, ce moment extrêmement radical dont on a désigné rapidement certaines ramifications, pas toutes, mais certaines.

Hubert Tonka

De tout ce grand maelström éditorial qu'a traversé l'urbanisme, il y a là trois exemplaires auxquels tu as participé.

C'est le fameux "Gare à l'urbanisme" de novembre 69, surtout la seconde version avec sa couverture imprimée sur papier de verre, idée géniale d'Hubert. cette brochure était l'émanation de la période de l'université Paris-Dauphine. Ça montre bien la position contradictoire et conflictuelle que nous occupions. Nous étions à la fois dans l'enseignement de l'urbanisme et dans la critique radicale de l'urbanisme et de son enseignement.

L'instigateur de cette brochure c'est Hubert Tonka, évidemment, même si j'ai participé activement à l'écriture du texte. C'est d'ailleurs la première fois que j'écris dans ce genre de situation, et c'est vraiment avec Hubert Tonka que la brochure avait été produite. Passée la brève période de l'Institut de l'urbanisme de Paris-Dauphine, tout est à nouveau transféré à Vincennes, cette fois dans un grand département d'urbanisme, au même titre que le département de maths, de philosophie, de psychanalyse, de géographie, etc. On avait quand même réussi notre coup qui était d'inscrire à nouveau pour le meilleur et pour le pire l'urbanisme dans l'université et, qui plus est, dans une université à la pointe de la pensée radicale. L'université Paris VIII qui venait d'être confirmée à Vincennes récupère donc l'Institut d'urbanisme. Par contre, grand échec, on n'a jamais réussi à inscrire dans cette même université le "département universitaire d'architecture", à la création duquel j'avais conjointement contribué et qui restera sous des formes successives toujours hébergé à l'école des Beaux-Arts. Signe des temps, ironie de l'histoire. Ça a été irrémédiable. C'est seulement maintenant, trente ans plus tard, qu'on voit des passerelles s'établir et des cursus conjoints pratiquement similaires entre architecture et études universitaires s'affirmer. Peut-être est-ce là une figure drôlatique de la victoire finale. En tout cas, à l'époque, pour l'architecture, ça a été vécu comme une catastrophe.
Mais pour revenir à la question de "Gare à l'urbanisme", cette petite brochure qui avait été élaborée sous emprise d'un activisme “anti-urbanisme”, tente de clarifier la situation dans laquelle nous nous trouvions. Elle rend compte, de par son titre et son contenu, de la distance radicale qui était prise avec l'enseignement de l'urbanisme. Elle est une forme de dénonciation systématique du rôle que joue l'urbanisme comme équipement-appareil d'aliénation du pouvoir. Sous prétexte d'enseigner l'urbanisme, mener la critique de l'urbanisme c'est tenter d'aller au plus loin de la représentation qu'on peut se faire de la reconsidération des points de vue et des actes vis-à-vis de l'espace urbain, de l'être urbain. Elle a été produite sous cette forme-là une première fois à l'Institut de Paris-Dauphine, en novembre 1969, à la rentrée 69 de la première séquence de l'enseignement Paris-Dauphine. Et elle a été rééditée une seconde fois dans une tentative de construction d'une revue qui devait avoir son autonomie par rapport à la revue Utopie, nommée "La critique dans la mêlée".



Magma critique

On a l'impression que ce deuxième souffle d'un mouvement d'édition, qui prendrait la relève du situationnisme, se fait sur des bases plus libertaires. Les situationnistes étaient très marxistes. Mais on a l'impression qu'une évolution se fait dans les références, les recherches. Vous faites des recherches sur le ludisme, sur toute une série de pratiques qui sont plus des pratiques libertaires que des pratiques liées à une vision de l'armée du prolétariat classique. Essaient de se dessiner d'abord des approches qui sont différentes et, en même temps, des pratiques sensibles aux nouvelles technologies, dans ce qu'elles ont de possiblement détournables.

La critique de l'urbanisme, c'est la critique de la technique étendue à l'urbanisme. La critique de l'architecture aussi. Chacune n'est qu'un ramassis de diverses techniques. Les tentatives de développement d'une vision scientifique de l'urbanisme achoppe aussi. Elle était déjà inscrite dans les avant-gardes humanistes et sociales du début du XXe siècle, avec le mouvement de Marcel Poëte par exemple. Bien sûr, nous parlions du point de vue de la discipline, même si on l'attaquait comme tentative d'une prétention au statut de nouvelle discipline, discipline privée de sa théorie fondatrice, privée de la rationalité scientifique qui légitime au moins les disciplines universitaires.

C'était déjà une rupture fondamentale que de mener la critique sur ce point. L'urbanisme relevait bien de l'enfer de l'idéologie, son rôle était assimilé à celui intégrateur et pacificateur des conflits sociaux que menait dans les métropoles et dans les régions colonisées la religion. Mais toutes ces questions ont été éliminées. Tout ce qui ressort d'une critique des savoirs semble réalisé. Il ne restait alors qu'une critique fluctuante qui est marxiste sans plus l'être, qui n'est plus non plus forcément très libertaire, qui prend ses distances avec le mouvement libertaire lui-même - la « Vieille taupe » entre autres, etc. C'est vraiment l'esprit du temps, celui de la reconstruction d'une sorte de magma critique à partir duquel on peut cependant penser. Sur le plan théorique on découvre alors pouvoir penser les choses indépendamment de ce référent-ci ou de celui-là. C'est un peu comme ça que j'ai vécu cette aventure et que je le ressens encore maintenant. Toutes les approches, tous les référents ayant explosé les uns après les autres sous le coup de cette "critique dans la mélée", la pensée se découvre beaucoup plus libre qu'elle ne l'a jamais été, même si ça ne dure pas longtemps. Très rapidement, la reprise en main disciplinaire des légitimités du savoir fait des ravages. Et la réactivation de la technique sans critique ressurgit.

Sur la réponse à la question d'une possibilité de penser hors des systèmes de référence et dans ces conditions historiques, il faut dire qu'un personnage comme Jean Baudrillard a été exemplaire. C'est sans doute l'un des rares à s'être extrait de ce magma plus ou moins incertain et à avoir introduit une rigueur dans le développement de la pensée critique, dans l'extraction d'une pensée de cette mouvance plurielle qui s'était installée et institutionnalisée. C'est l'un des rares à avoir instruit une dynamique, une pensée dynamique, une pensée qui s'autonomisait et qui produisait systématiquement une avancée à chaque fois qu'une question valait la peine d'être examinée. Chacun de ses bouquins produisait du décalage, transgressait des conventions liées à certains des référents en cause, ou installés, à chaque article, à chaque "rebonds", qu'on attendait dans Libération. Il y avait là un dispositif du décalé qui perpétuait, qui faisait perdurer cet énorme effort critique qui avait été développé sur le plan philosophique et socio-politique, mais même cela ne veut presque plus rien dire, c'est un au-delà de la philosophie, c'est dans le domaine de la pensée autonome à l'état pur. Sans doute n'est-il pas le seul. D'autres ont pris la relève ou l'ont accompagné dans le mouvement d'affrontement que sa pensée formait. Il restera sans doute celui qui, partant de la revue Utopie des années 67, a traversé toute cette nébuleuse, toute cette événementialité, tout ce creuset socio-politique et qui en a extrait quelque chose qui, à mon avis, est considérable et très important, quoi qu'on en ait dit, celui qui porte encore la critique dans la mêlée.


Gare à l'urbanisme ”

Daniel Guibert

Propos recueillis
par Pierre Vincent Cresceri et Stéphane Gatti

La Parole Errante
à la Maison de l’Arbre
9 rue François Debergue
Montreuil 93100

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