Marx, Engels et la ville



Engels

Pour le présent, la seule tâche qui nous incombe est un simple rafistolage social et l'on peut même sympathiser avec les tentatives réactionnaires.

Engels

Françoise Choay
Extraits de L'urbanisme, utopies et réalités

Dans le même temps où la ville du 19e siècle commence à prendre son visage propre, elle provoque une démarche nouvelle, d'observation et de réflexion. Elle apparaît soudain comme un phénomène extérieur aux individus qu'elle concerne. Ceux-ci se trouvent devant elle comme devant un fait de nature, non familier, extraordinaire, étranger. L'étude de la ville prend, au cours du 19e siècle, deux aspects bien différents.

Dans un cas elle est descriptive ; on observe les faits avec détachement, on tente de les ordonner de façon quantitative. La statistique est annexée par la sociologie naissante : on tente même de dégager les lois de la croissance des villes. Levasseur et Legoyt sont, en France, des précurseurs qui, plus tard inspireront aux USA les travaux d'Adna Ferrin Weber. De tels esprits cherchent essentiellement à comprendre le phénomène de l'urbanisation. Ils s'efforcent aussi de dissiper un certain nombre de préjugés qui, malgré leurs efforts, persisteront cependant jusqu'à nos jours, et qui concernent notamment les incidences de la vie urbaine sur le développement physique, le niveau mental et la moralité des habitants [alcoolisme, prostitution, etc.].
A cette approche scientifique et détachée, qui est l'apanage de quelques savants, s'oppose l'esprit que heurte la réalité des grandes villes industrielles. Pour ceux-ci, l'information est destinée à être intégrée dans la cadre d'une polémique, l'observation ne peut être que critique et normative, ils ressentent la grande ville comme un processus pathologique, et créent pour la désigner les métaphores du cancer et de la verrue. Les uns sont inspirés par des sentiments humanitaires : ce sont des officiers municipaux, des hommes d'église, surtout des médecins et des hygiénistes. [...]
L'autre groupe de polémistes est constitué par des penseurs politiques. Souvent leur information est d'une ampleur et d'une précision remarquable. Engels, en particulier, peut être considéré comme un des fondateurs de la sociologie urbaine. [...] Dans ce groupe de penseurs politiques, les esprits les plus divers ou même opposés, Engels, Fourier, Proudhon, Ruskin, etc., se rencontrent pour dénoncer l'hygiène physique déplorable des grandes villes industrielles : habitat ouvrier insalubre fréquemment comparé à des tanières, distances épuisantes qui séparent lieux de travail et d'habitation, voirie fétide et absence de jardins publics dans les quartiers populaires. L'hygiène moral est également mise en cause : contraste entre les quartiers d'habitation des différentes classes sociales aboutissant à la ségrégation, hideur et monotonie des constructions "pour le plus grand nombre".
La critique de ces auteurs n'est en aucune façon détachable d'une critique globale de la société industrielle, et les tares urbaines dénoncées apparaissent comme le résultat de tares sociales, économiques et politiques. Industrie et industrialisme, démocratie, rivalités de classe, mais aussi profit, exploitation de l'homme par l'homme, aliénation dans le travail sont, dès les premières décades du 19e siècle, les pivots de la pensée de Owen, Fourier ou Carlyle, dans leur vision de la ville contemporaine.


Il est étonnant de constater qu'à l'exception de Marx et Engels, les mêmes esprits qui relient avec tant de lucidité les défauts de la ville industrielle à l'ensemble des conditions économiques et politiques du moment ne demeurent pas dans la logique de leur analyse. Ils refusent de considérer ces tares comme l'envers d'un ordre nouveau, d'une nouvelle organisation de l'espace urbain, promue par la révolution industrielle et le développement de l'économie capitaliste. Ils ne songent pas que la disparition d'un ordre urbain déterminé implique l'émergence d'un ordre autre. A l'encontre des autres penseurs politiques du 19e siècle, et malgré leurs emprunts aux socialistes utopiques, Marx et plus explicitement Engels, ont critiqué les grandes villes industrielles contemporaines sans recourir au mythe du désordre, ni proposer sa contrepartie, le modèle de la cité future.

La ville possède chez eux le privilège d'être le lieu de l'histoire. C'est là, que dans un premier temps, la bourgeoisie s'est développée et a joué son rôle révolutionnaire. C'est là que naît le prolétariat industriel, auquel principalement reviendra la tâche d'accomplir la révolution socialiste et de réaliser l'homme universel. Cette conception du rôle historique de la ville exclut le concept de désordre ; la ville capitaliste du 19e siècle est, au contraire, pour Engels et Marx, l'expression d'un ordre qui fut en son temps créateur et qu'il s'agit de détruire pour le dépasser. Ils n'opposent pas à cet ordre l'image abstraite d'un ordre nouveau. La ville n'est pour eux que l'aspect particulier d'un problème général et sa forme future est liée à l'avènement de la société sans classe. Il est impossible et inutile, avant toute prise de pouvoir révolutionnaire, de chercher à en prévoir l'aménagement futur. La perspective d'une action transformatrice remplace pour eux, rassurant mais irréel, des socialistes utopiques. L'action révolutionnaire doit dans son développement historique réaliser l'établissement socialiste puis communiste : l'avenir demeure ouvert.

C'est pourquoi, en dehors de leur contribution à la sociologie urbaine, l'attitude de Engels et de Marx en face du problème urbain se caractérise essentiellement par son pragmatisme. Les certitudes et les précisions d'un modèle sont refusées au profit d'un avenir indéterminé, dont les contours n'apparaîtront que progressivement, à mesure que se développera l'action collective. Ainsi, dans La question du logement, Engels n'apporte aucune panacée, aucune solution théorique à un problème cruellement vécu par le prolétariat. Il cherche seulement à assurer aux prolétaires, par n'importe quel moyen, une sorte de minimum existentiel ; d'où son souci du logement, à quoi il réduit momentanément la question urbaine. " Pour le présent, la seule tâche qui nous incombe est un simple rafistolage social et l'on peut même sympathiser avec les tentatives réactionnaires", écrit-il sans ambiguïté. Les "maisons ouvrières" préconisées par certains socialistes lui paraissent haïssables parce qu'elles dissimulent leur inspiration paternaliste sous l'apparence d'une solution révolutionnaire. Plutôt que de définir prématurément des types et des standards qui seront forcement inadaptés et anachroniques par rapport aux structures économiques et sociales de l'avenir, mieux vaut, purement et simplement, installer les ouvriers dans les demeures et les beaux quartiers des bourgeois.

La démarche de Marx et Engels se veut radicale dans sa volonté d'indétermination. On trouve toutefois chez eux une image célèbre touchant à l'avenir urbain : celle de la ville-campagne résultant de la "suppression de la différence entre la ville et la campagne". Sans doute, cette ville-campagne peut-elle évoquer le modèle des villes vertes de Fourier ou même de Proudhon. Engels observe lui-même que dans les constructions modèles (des premiers socialistes utopiques Owen et Fourier), l'opposition entre la ville et la campagne n'existe plus. Mais la notion de "suppression de la différence" ne peut, chez Engels et Marx, être ramenée à une projection spatiale. Elle doit être essentiellement entendue du point de vue du déséquilibre démographique et des inégalités économiques ou culturelles qui séparent les hommes de la ville de ceux de la campagne : elle correspond au moment de la réalisation de l'homme total, et possède surtout une valeur symbolique.
Après Marx et Engels, le refus d'un modèle ne sera plus assumé qu'à de rares reprises. On le retrouvera chez l'anarchiste Kroporkine pour qui "réglementer, chercher à tout prévoir et à tout ordonner serait simplement criminel". Dans la suite du 20e siècle - à part le bref moment consécutif à la révolution d'Octobre, où, dans l'ABC du communisme, Boukharine et Préobrajenski reprendront rigoureusement la position adoptée par Engels dans La question du logement - les dirigeants de l'Union Soviétique comme ceux de la Chine populaire seront, lorsqu'il s'agira d'édifier des villes neuves, aux prises avec des modèles et soucieux de typologie.

Françoise Choay
Extraits de L'urbanisme, utopies et réalités


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2 commentaires:

  1. " Pour le présent, la seule tâche qui nous incombe est un simple rafistolage social et l'on peut même sympathiser avec les tentatives réactionnaires", écrit-il sans ambiguïté.

    C'est incroyable de faire une citation pareille ou un contresens pareil. Dans le texte (https://www.marxists.org/francais/engels/works/1872/00/logement.htm), Engels critique justement cette attitude du "socialisme petit-bourgeois".

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    1. C'est écrit en page 4 de la
      PRÉFACE DE FRIEDRICH ENGELS
      pour l'édition de 1887 de La question du logement

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