CHINE : inégalités et ségrégations urbaines


JR Shanghai

Chen Yingfang

Comment « les iniquités face au logement » se
transforment-elles ou non en « problème social » ?
2010

A la fin de 2009 et au début de 2010, les médias chinois et en particulier les médias électroniques ont fait des difficultés des cols blancs à se loger un sujet à la mode. Les expressions journalistiques se référant ironiquement à leur « humble demeure » (woju) 1 ou les comparant à un « peuple de fourmis » (yizu) 2 ont notamment suscité un large intérêt. Par la suite, la question des “injustices du logement” est apparue dans les discussions des chercheurs et j'ai moi-même été invitée à traiter du sujet. Néanmoins, une question plus importante mérite d'être posée : comment le logement urbain constitue-t-il un problème social en fonction des principes d' « équité» (gongping) 3 qui dominent dans la Chine d'aujourd'hui ?




Ce que j'appelle « problème social » (shehui wenti) concerne les actions entreprises par les membres de la société qui visent à transformer certaines situations. Elles peuvent avoir diverses formes : expression d'une opinion, narration d'une souffrance morale, appel à l'aide, exigence d'une amélioration.
Ce genre d'actions rencontre aujourd'hui toutes sortes d'obstacles et de difficultés : l’incompréhension des principes d'équité sociale par les membres de la société, l'acceptation par les urbains du système d'inégalités sociales, mais aussi les problèmes liés à la diversification des identités entre les différents couches de la population urbaine, sans parler du danger politique que peuvent représenter des actions lors desquelles les citadins exprimeraient leur opposition à un certain nombre de difficultés. Lorsque l'on considère la situation réelle des villes chinoises, les phénomènes d' « iniquité face au logement » sautent aux yeux. Au delà des difficultés rencontrées par les « cols blancs » pour acheter un appartement, toutes les grandes villes chinoises sont confrontées aux quelques centaines de milliers voire quelques millions de paysans migrants et des membres de leur famille qui, non seulement sont exclus du système qui garantit à tout urbain l'accès à un logement, mais, au vu du marché immobilier, n'ont pas les moyens d'acheter un appartement. Le lancement de grands projets immobiliers a contraint la plupart des urbains appartenant aux classes populaires à s'installer dans des « logements pour l'installation des déplacés» (dongqian anzhi fang) situés en banlieue. Mais, la situation de certains habitants est pire encore. Même si l'immobilier urbain a rapporté d'énormes profits, les gouvernements municipaux, pour le moment, ne se sont toujours pas engagés à fournir aux travailleurs migrants appartenant aux classes inférieures des possibilités de logement. Ils se sont parallèlement soustraits à leurs responsabilités en matière de construction de logement public (gongying zhufang) en faveur des classes urbaines en difficulté. Pourtant, ces problèmes d'« iniquité face au logement » propres aux couches les plus défavorisées ne sont pas transformés pour les intellectuels, l'opinion publique et les représentants des intérêts de la population en « problèmes sociaux ». Ils ne sont pas plus pris en compte par le gouvernement dans ses projets de politique sociale.



Les problèmes d'iniquité en matière de logement naissent du système de différenciation des identités en fonction de la classification ou non en «urbain ». Après avoir d’abord créé une ségrégation absolue entre urbains et ruraux, le système socialiste a été transformé, dans les années 1980, par les différents gouvernements locaux en système de ségrégation entre les diverses catégories d'urbains, et cela avec une certaine efficacité. De nombreuses personnes habitant en ville mais ne possédant pas de d'«identité urbaine » ont des « certificats de résidence temporaire » (changzhu jumin hukou), des « certificats collectifs de résidence temporaire » (changzhu jiti hukou), des « certificats collectifs de courte durée » (linshi jiti hukou), des « visas de résidence » (juzhu zheng) ou encore des « visas de résidence de courte durée » (linshi juzhu zheng). A ces diverses catégories sont appliquées des traitements différents et cette fragmentation des conditions en termes d’exercice de pouvoir et d’obtention d'avantages sociaux constituent dorénavant une caractéristique fondamentale de la structure sociale urbaine.

D'un côté ce système de fragmentation n'est qu'une perpétuation, sous une autre forme, du système précédent. Hier, il s'agissait d'assurer l'industrialisation socialiste en discriminant les paysans qui devaient rester dans les campagnes et nourrir à bas prix la nouvelle classe ouvrière ; aujourd'hui on veut garantir la compétitivité économique en donnant aux habitants des villes des statuts précis et, notamment en maintenant dans des conditions subordonnées certaines populations originaires des régions rurales. D'un autre côté, ce système ne peut qu'influencer les modes actuelles de réception de la notion d'« équité sociale ». Le dédain dont font preuve les intellectuels et les élites sociales quant aux conditions de vie et de logement des paysans migrants et des couches populaires urbaines reflètent les exigences actuelles de la société urbaine en matière de « justice sociale ».

Celles-ci ne reposent pas sur le principe « juste » de protection envers les plus pauvres et les plus faibles mais sur des notions d' « équité relative » ou d' « équité limitée » en faveur des groupes les moins défavorisés parmi les groupes défavorisés. Les membres d'un pays en « post-développement » peuvent comprendre la dimension « utilitaire » et la « vision relative et limitée» de la notion d' « équité » que comporte le modèle chinois de développement comme le corollaire obligé de l'idéologie du développement, ce qui explique que ces systèmes sociaux inégalitaires peuvent perdurer sur de longues périodes et reproduire la même idéologie. Les différentes classes sociales partagent largement ces conceptions ce qui fait que le gouvernement peut, sans problème, s'opposer à la pression de la société visant à exiger l'équité sociale. Sous couvert de « favoriser l'Etat » d'« assurer le développement », non seulement le gouvernement adopte des politiques sociales qui remettent en cause les principes d'équité mais il va jusqu’à interdire aux membres de la société de lancer des activités visant à établir l'équité sociale sous prétexte de la nécessité absolue de « protéger la stabilité sociale ».

La différentiation des « capacités » des membres de la société à posséder une identité urbaine conduit à une fragmentation des intérêts des membres de la société et transforme, à des degrés divers, les intellectuels et les élites sociales en détenteurs d'intérêts acquis (jideliyi). Dans ce cadre, les problèmes rencontrés par les couches et les groupes sociaux les plus en difficulté ne peuvent que rarement être transformés en problèmes « d'injustice sociale ». Ces difficultés sont d’ailleurs généralement intégrées ou écartées par un système de différentiation des capacités « à être urbain » et de fragmentation des intérêts. N'oublions pas que, depuis peu, les gouvernements municipaux établissent et appliquent des politiques du logement dont l'objet principal est la catégorie des « cols blancs à revenus moyens » (zhongdeng shouru de bailing jieceng). Les profondes inégalités de situation vis-àvis du logement que nous venons de diagnostiquer ne sont que le produit de cette logique qui favorise les couches moyennes au détriment des couches populaires vivant dans les zones urbaines.

Chen Yingfang est Professeur au département de sociologie de l'université normale de la Chine de l'Est (Shanghai)
Traduction et notes de Jean-Louis Rocca

Publication via Ceri-Sciences-Po :
http://www.ceri-sciences-po.org

JR

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NOTES


1 Cette expression ironique s'est répandue depuis quelques années dans le parler populaire chinois, puis sur internet et enfin a donné son titre à une série télévisée homonyme très regardée. Woju est écrit soit avec le caractère « nid » ou bien « escargot » qui sont homophones en chinois, suivi du caractère ju signifiant « résider ». Elle exprime toute la difficulté à trouver un “nid” pour les « cols blancs » et la nécessité pour eux de « squatter » chez des parents ou des amis, ou de vivre en co-location dans des appartements surpeuplés ou encore dans de très petits appartements. On la trouve aussi utilisée dans des annonces de logement. Les gens à la recherche d'une « humble demeure » ont un salaire souvent tout à fait correct et un emploi fixe mais ne peuvent suivre la croissance des prix sur le marché immobilier. La « crise » du logement des classes moyennes est surtout sensible sur le marché de l'accession à la propriété qui est le premier objectif de ces personnes en « ascension sociale » (NdT).

2 L'expression est aujourd'hui très à la mode pour désigner des diplômés du supérieur qui, n'ayant pas d'emploi fixe, ne peuvent trouver de logements et doivent vivre dans des villages suburbains autour des grandes villes. Ces villages ont été désertés par les paysans ou ont vu leurs habitants se construire de nouvelles maisons ; ils louent les anciennes aux « fourmis » qui vivent en co-location et finissent par constituer un véritable « village » à eux seuls. Le « peuple des fourmis » symbolise donc deux crises, celle du logement des classes moyennes -on peut difficilement dénier ce qualificatif aux diplômés du supérieur puisque le niveau d'éducation constitue un des critères déterminants de la différentiation sociale dans la Chine d'aujourd'hui- et le chômage des jeunes diplômés, notamment ceux provenant des universités de seconde ou troisième catégorie. Un groupe de recherches dirigé par Lian Si a réalisé une enquête sur le phénomène à Pékin et a publié un livre qui a fait grand bruit dans les milieux académiques, Lian Si (ed.), Yizu. Daxue biyesheng jujucun shilu (Le peuple des fourmis. Relation véridique sur les ghettos des jeunes diplômés de l'université), Guangxi shifan daxue chubanshe, 2009 (NdT).

3 J'ai traduit gongping par équité bien qu'il puisse avoir le sens de « justice ». Mais j'ai préféré réserver ce terme à la traduction de zhengyi dont l'utilisation marque, me semble-t-il, une emphase plus grande, une nécessité morale plus impérieuse (NdT).


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