LA VILLE SOCIALISTE en URSS

Architectes URSS année 1960



LA VILLE SOCIALISTE en URSS


Systèmes communiste ou capitaliste établissent une relation entre une entité spatiale et un système idéologique, politique, économique et social. La ville socialiste de l'URSS ne diffère guère, dans ses formes urbaines, de ville capitaliste européenne. Plusieurs décennies de gestion socialiste ont laissé les mêmes traces dans les paysages, les formes – autrement dit les «structures matérielles de la ville » – que celles du capitalisme. Mais à l'inverse, si les formes urbaines présentent les mêmes caractéristiques, les villes se différencient complètement par  les structures sociales, économiques. 

L'utopie communiste, pour ce qui concerne l'aménagement du territoire, des villes et des quartiers, sera de courte durée malgré des réformes extra-ordinaires décidées dès les premiers mois visant notamment la gestion publique des sols, du parc immobilier et la création des Facultés ouvrières, etc., etc. Staline appuyé par une nouvelle nomenklatura de parvenus brisa l'ensemble de ces décrets. Certains affirment que le communisme est mort avec la répression sanglante de Kronstadt en 1923, d'autres avec l'exil forcé de Trotsky en 1927. En architecture, la fin de l'utopie coïncide avec les purges de 1932 et la Realpolitik qui privent de liberté de pensée les théoriciens de l'architecture et de la ville.



Ce texte fait écho à l'article concernant l'urbanisme soviétique que le Labo a publié. Il s'agit de quelques considérations présentant quelques points importants de l'évolution des villes en URSS, de la Révolution de 1917 à la perestroïka. En s'attardant sur l'oeuvre de démolition de Staline et d'un système politique d'une nomenklatura  privilégiée veillant à ses avantages au détriment de l'idéologie communiste. Ce texte reprend de larges extraits de textes dont la liste des auteurs figure en bas de page.


Marx, Engels et la ville

ENGELS

Extraits de L'urbanisme, utopies et réalités de Françoise Choay

Dans le même temps où la ville du 19e siècle commence à prendre son visage propre, elle provoque une démarche nouvelle, d'observation et de réflexion. Elle apparaît soudain comme un phénomène extérieur aux individus qu'elle concerne. Ceux-ci se trouvent devant elle comme devant un fait de nature, non familier, extraordinaire, étranger. L'étude de la ville prend, au cours du 19e siècle, deux aspects bien différents.

Dans un cas elle est descriptive ; on observe les faits avec détachement, on tente de les ordonner de façon quantitative. La statistique est annexée par la sociologie naissante : on tente même de dégager les lois de la croissance des villes. Levasseur et Lgoyt sont, en France, des précurseurs qui, plus tard inspireront aux USA les travaux d'Adna Ferrin Weber. De tels esprits cherchent essentiellement à comprendre le phénomène de l'urbanisation. [...]

A cette approche scientifique et détachée, qui est l'apanage de quelques savants, s'oppose l'esprit que heurte la réalité des grandes villes industrielle. Pour ceux-ci, l'information est destinée à être intégrée dans la cadre d'une polémique, l'observation ne peut être que critique et normative, ils ressentent la grande ville comme un processus pathologique, et créent pour la désigner les métaphores du cancer et de la verrue. Les uns sont inspirés par des sentiments humanitaires : ce sont des officiers municipaux, des hommes d'église, surtout des médecins et des hygiénistes. [...]

L'autre groupe de polémistes est constitué par des penseurs politiques. Souvent leur information est d'une ampleur et d'une précision remarquable. Engels, en particulier, peut être considéré comme un des fondateurs de la sociologie urbaine. [...] Dans ce groupe de penseurs politiques, les esprits les plus divers ou même opposés se rencontrent pour dénoncer l'hygiène physique déplorable des grandes villes industrielles : habitat ouvrier insalubre fréquemment comparé à des tanières, distances épuisantes qui séparent lieux de travail et d'habitation, voirie fétide et absence de jardins publics dans les quartiers populaires. L'hygiène moral est également mise en cause : contraste entre les quartiers d'habitation des différentes classes sociales aboutissant à la ségrégation, hideur et monotonie des constructions "pour le plus grand nombre".

La critique de ces auteurs n'est en aucune façon détachable d'une critique globale de la société industrielle, et les tares urbaines dénoncées apparaissent comme le résultat de tares sociales, économiques et politiques. Il est étonnant de constater qu'à l'exception de Marx et Engels, les mêmes esprits qui relient avec tant de lucidité les défauts de la ville industrielle à l'ensemble des conditions économiques et politiques du moment ne demeurent pas dans la logique de leur analyse. Ils refusent de considérer ces tares comme l'envers d'un ordre nouveau, d'une nouvelle organisation de l'espace urbain, promue par la révolution industrielle et le développement de l'économie capitaliste. Ils ne songent pas que la disparition d'un ordre urbain déterminé implique l'émergence d'un ordre autre. A l'encontre des autres penseurs politiques du 19e siècle, et malgré leurs emprunts aux socialistes utopiques, Marx et plus explicitement Engels, ont critiqué les grandes villes industrielles contemporaines sans recourir au mythe du désordre, ni proposer sa contrepartie, le modèle de la cité future.

La ville possède chez eux le privilège d'être le lieu de l'histoire. C'est là, que dans un premier temps, la bourgeoisie s'est développée et a joué son rôle révolutionnaire. C'est là que naît le prolétariat industriel, auquel principalement reviendra la tâche d'accomplir la révolution socialiste et de réaliser l'homme universel. Cette conception du rôle historique de la ville exclut le concept de désordre ; la ville capitaliste du 19e siècle est, au contraire, pour Engels et Marx, l'expression d'un ordre qui fut en son temps créateur et qu'il s'agit de détruire pour le dépasser. Ils n'opposent pas à cet ordre l'image abstraite d'un ordre nouveau. La ville n'est pour eux que l'aspect particulier d'un problème général et sa forme future est liée à l'avènement de la société sans classe. Il est impossible et inutile, avant toute prise de pouvoir révolutionnaire, de chercher à en prévoir l'aménagement futur. La perspective d'une action transformatrice remplace pour eux, rassurant mais irréel, des socialistes utopiques. L'action révolutionnaire doit dans son développement historique réaliser l'établissement socialiste puis communiste : l'avenir demeure ouvert.

C'est pourquoi, en dehors de leur contribution à la sociologie urbaine, l'attitude de Engels et de Marx en face du problème urbain se caractérise essentiellement par son pragmatisme. Les certitudes et les précisions d'un modèle sont refusées au profit d'un avenir indéterminé, dont les contours n'apparaîtront que progressivement, à mesure que se développera l'action collective. Ainsi, dans La question du logement, Engels n'apporte aucune panacée, aucune solution théorique à un problème cruellement vécu par le prolétariat. Il cherche seulement à assurer aux prolétaires, par n'importe quel moyen, une sorte de minimum existentiel ; d'où son souci du logement, à quoi il réduit momentanément la question urbaine. " Pour le présent, la seule tâche qui nous incombe est un simple rafistolage social et l'on peut même sympathiser avec les tentatives réactionnaires", écrit-il sans ambiguïté. Les "maisons ouvrières" préconisées par certains socialistes lui paraissent haïssables parce qu'elles dissimulent leur inspiration paternaliste sous l'apparence d'une solution révolutionnaire. Plutôt que de définir prématurément des types et des standards qui seront forcement inadaptés et anachroniques par rapport aux structures économiques et sociales de l'avenir, mieux vaut, purement et simplement, installer les ouvriers dans les demeures et les beaux quartiers des bourgeois.

La démarche de Marx et Engels se veut radicale dans sa volonté d'indétermination. On trouve toutefois chez eux une image célèbre touchant à l'avenir urbain : celle de la ville-campagne résultant de la "suppression de la différence entre la ville et la campagne". Sans doute, cette ville-campagne peut-elle évoquer  le  modèle des villes vertes de Fourier ou même de Proudhon. Engels observe lui-même que dans les constructions modèles (des premiers socialistes utopiques Owen et Fourier), l'opposition entre la ville et la campagne n'existe plus. Mais la notion de "suppression de la différence" ne peut, chez Engels et Marx, être ramenée à une projection spatiale. Elle doit être essentiellement entendue du point de vue du déséquilibre démographique et des inégalités économiques ou culturelles qui séparent les hommes de la ville de ceux de la campagne : elle correspond au moment de la réalisation de l'homme total, et possède surtout une valeur symbolique.


Après Marx et Engels, le refus d'un modèle ne sera plus assumé qu'à de rares reprises. On le retrouvera chez l'anarchiste Kroporkine pour qui "réglementer, chercher à tout prévoir et à tout ordonner serait simplement criminel". Dans la suite du 20e siècle - à part le bref moment consécutif à la révolution d'Octobre, où, dans l'ABC du communisme, Boukharine et Préobrajenski reprendront rigoureusement la position adoptée par Engels dans La question du logement - les dirigeants de l'Union Soviétique comme ceux de la Chine populaire seront, lorsqu'il s'agira d'édifier des villes neuves, aux prises avec des modèles et soucieux de typologie.


La Révolution russe de 1917

LENINE

Dans le mode capitaliste de production, le capitaliste est l’agent non seulement nécessaire mais absolu de la production. Le propriétaire foncier y est complètement inutile. Tout ce qu’il faut c’est que la terre ne soit pas la propriété commune, qu’elle s oppose à l’ouvrier comme quelque chose qui ne lui appartient pas. Il en est ainsi quand elle est la propriété publique et que l’État touche lui-même la rente foncière. Le propriétaire foncier, agent tellement essentiel de la production dans l’antiquité et le moyen âge, est superflu dans la production industrielle.

Karl Marx : Histoire des doctrines économiques.


Pour Marx, les propriétaires fonciers (il s’agit ici des grands propriétaires fonciers) sont des exploiteurs. Mais parmi les exploiteurs ils forment un groupe à part, opposé à la bourgeoisie. La propriété foncière n’est pas la condition nécessaire de l’existence du capitalisme. La classe des propriétaires fonciers est un reste de la féodalité au sein du capitalisme. La propriété privée qui était considérée dans le monde capitaliste comme un droit inaliénable et fondamental, allait être bannie de l'URSS afin d'anéantir, en ce qui concerne l'urbanisme, tous les phénomènes connexes économiques de la ville capitaliste, comme la rente foncière, la spéculation, le déséquilibre ville-campagne.

Nous avons évoqué dans un article publié ici, les différentes politiques d'aménagement du territoire et des politiques urbaines menées par les élites communistes après la Révolution de 1917. L'apport des avant-gardes architecturales est pratiquement inconséquent malgré une somme de travaux conséquente. Cette mise à l'écart de brillants théoriciens, architectes, urbanistes, économistes, sociologues, qui imaginaient la ville socialiste idéale, celle qui épousait au mieux la volonté de forger l'Homme nouveau socialiste, est le fait dans un premier temps, des difficultés économiques de la jeune URSS puis, dans un second temps, du peu d'enthousiasme populaire et des élites, face aux villes nouvelles modernes et rationnelles construites selon leurs principes. Les villes nouvelles composées de blocs d'habitations ordonnés rigoureusement, disposés sur de vastes espaces publics verdoyant ne seront guère appréciées. Il s'opéra alors, à partir de 1932, un retour vers la ville traditionnelle, la ville compacte, la ville capitaliste dans son aspect formel.

Architecture classique à Moscou, de l'époque stalinienne

Les principales nouveautés révolutionnaires seront davantage à l'œuvre dans les mesures politiques décidées par les élites communistes. Pour la première fois dans l'histoire de l'Humanité, un pays développé réalise un des fondements des utopies urbaines, en abolissant la propriété privée, en éliminant par la même occasion les phénomènes urbains liés à la rente, à la spéculation, à l'individualisme. Ceci présageait un avenir radieux, pour la ville socialiste future.




L'un des premiers décrets adoptés par les bolcheviks et visant la gestion du parc immobilier intitulé Sur la nationalisation des biens immobiliers dans les villes et sur la réquisition du loyer, O nacionalizacii gorodskih nêdvižimostêj i o rêkvizicii kvartirnoj platy, est promulgué le 4 décembre 1917 et met en œuvre la politique dite de « répartition de l'habitat » (êrêdêl žili ), qui consiste à réquisitionner les appartements bourgeois et à les attribuer aux travailleurs.

Le 20 août 1918, le gouvernement soviétique décrète la nationalisation des immeubles d'habitation des villes. Le décret Sur l'abolition du droit à la propriété privée dans l'immobilier dans les villes, place légalement le «logement des riches » sous le contrôle des Soviets locaux.


Les soviets de quartier s'étaient formés spontanément entre février et octobre 1917. Ils avaient mission d'organiser une nouvelle vie dans les quartiers. Dans la réalité les comités de quartiers devront faire face à l'afflux de demandes individuelles : ouvriers mal logés ou sans travail, veuves de guerre, délégués d'entreprises, chacun venait chercher appui auprès de la nouvelle autorité. Les comités organisèrent des crèches, des cantines, ils luttèrent contre l'alcoolisme (véritable fléau en Russie), contre les jeux de hasard, ils créèrent des foyers accueil, des centres culturels, s'efforcèrent de pallier aux difficultés du ravitaillement. Une de leur tâche était également de réquisitionner les logements inoccupés et ceux, occupés par des familles bourgeoises. Durant la guerre civile, la réquisition des appartements devint une pratique répandue, l'Etat n'ayant guère les moyens financiers, de construire des logements.

Le premier scénario de Lunacharski pour le film Uplotneni (1918), témoigne d'une réquisition d'un appartement occupé par un ancien professeur. Dans un quartier de Petrograd, le membre du comité de quartier est plus radical, plus bolchevik que l'ouvrier à la recherche un logement. Celui-ci n'ose pas occuper les pièces de l'appartement d'un professeur bien qu'il ait un mandat de réquisition. "Tu y as droit", lui intime le délégué. Une seule pièce suffit à l'ouvrier et à sa fille. "Tu as droit à deux pièces" dit le délégué, "tu dois les prendre". Il crache ostensiblement sur le tapis de escalier alors que ouvrier la casquette la main fait bien attention de ne pas le souiller. La maison est envahie par le suite par de nombreux occupants. Mais bientôt le professeur se lie d'amitié avec eux et organise des conférences populaires. En guise de happy end, le fils cadet du professeur épouse une occupante.



Ainsi, la Révolution sonne le glas pour la grande bourgeoisie, les grands propriétaires en général mais également la petite bourgeoisie qui possède le plus généralement un appartement ou une villa. La nouvelle société, brutale et incompréhensible à leurs yeux, envahissait jusqu'à leur espace privé, des familles ouvrières obtenaient de la municipalité le droit de loger dans votre appartement, d'en occuper presque toutes les pièces, de s'y entasser à une famille par pièce, d'en utiliser cuisine et salle de bains, laissant subsister les anciens propriétaires des lieux comme en sursis dans une chambre, à la merci d'une dénonciation pour une remarque critique prononcée à haute voix. La réquisition de leur espace privé par des familles d'un autre milieu social exhibant hautement les droits que leur conférait la Révolution semble avoir constitué une expérience particulièrement traumatisante. Elle était presque impossible d'y échapper, puisque le marché du logement avait été aboli : nulle somme d'argent n'aurait permis (du moins en principe) de maintenir à l'extérieur les envahisseurs, ni non plus de trouver un autre appartement. Pour cela, il aurait fallu passer par ces mêmes autorités qui étaient précisément la cause de tous vos malheurs et dont on pouvait imaginer qu'elles tiendraient votre requête dans la plus grande suspicion. La possession d'argent était elle-même suspecte, en tant que signe d'appartenance à la classe des possédants.

L'histoire des époux Nilaiev et de leurs enfants offre un bon exemple. M. Nilaiev est, au début du siècle, un ingénieur brillant formé aux nouvelles technologies de l'électricité ; c'est l'un des cadres dirigeants d'une grande entreprise moscovite. Sa femme Véra est issue d'une famille noble, elle a fait ses études au célèbre Institut Smolny réservé aux jeunes filles de la noblesse. Ils habitent une grande villa au nord de Moscou, et ont également acheté à Lesnoï Gorodok, un village situé à une quarantaine de kilomètres de Moscou près d'une ligne de chemin de fer locale, un terrain boisé sur lequel ils ont fait construire une petite datcha d'une seule pièce pour y passer leurs dimanches. Lorsque la révolution éclate, le père, en quelques semaines, perd la raison, doit être enfermé dans un asile et y meurt très vite. Dans le même temps, la maison familiale est envahie par des familles ouvrières qui s'y installent pièce par pièce. Véra se replie alors dans la datcha de Lesnoï Gorodok où ils habitent désormais. Véra et ses deux fils ont fait un potager ; ils élèvent des poules et des lapins. Très habile de ses mains, sachant tricoter, coudre et broder, Véra habille toute la famille et vend même aux voisins, à bas prix, des vêtements qu'elle fabrique elle-même entièrement. Cette famille a eu la chance de posséder une base de repli lorsque les appartements et demeures bourgeois ont été réquisitionnés et investis par des familles ouvrières ; la micro-culture familiale a ainsi pu être préservée.

Nous avons dans notre corpus le cas d'une famille habitant une villa au milieu d'un superbe verger dans une ville du sud de la Russie, et qui parvint à conserver l'usage entier de cette demeure familiale tout au long des années 20 grâce à l'appui politique d'un parent qui avait tôt rejoint le camp des révolutionnaires. La lente dégradation du verger, où s'étaient installées de nombreuses familles de travailleurs dans des abris de fortune, fut ressentie comme une souffrance; malgré cela, l'histoire de cette famille démontre à quel point le fait d'avoir conservé la maîtrise de l'espace privé a constitué une ressource. La mère a pu continuer à y élever ses quatre filles, à les garder sous son aile protectrice jusqu'à ce qu'elles soient capables de faire leur chemin elles-mêmes ; les fiancés leur rendaient visite dans un espace sous contrôle, y habitaient même en tant qu'étudiants — ce qui permettait de résister à la pression de la municipalité, toujours à la recherche de chambres ; et ces dix années de sursis furent mises à profit pour une adaptation nécessairement lente à la nouvelle société.

L'occupation d'appartement par plusieurs familles, le manque de moyens, le caractère provisoire des réquisitions et les conditions économiques amènent bientôt à négliger l'entretien du parc immobilier. Un décret du 8 août 1921 confie la gestion et l'entretien des immeubles aux associations de locataires, considérant que ces derniers sont intéressés à la sauvegarde des lieux. Puis par la suite sont instituées les sociétés coopératives de location (JAKT). Les immeubles d'appartements sont confiés collectivement à leurs occupants groupés en JAKT qui s'occupent de la gestion du fonds locatif. Ces sociétés groupent les citoyens, non privés de leur droits d'électeur, locataires des immeubles nationalisés dépendant de l'administration des Soviets ou des entreprises. Les JAKT gèrent ces immeubles pour une période de 9 à 24 ans, renouvelable. Elles les donnent en location, le loyer étant calculé de manière à garantir un entretien et un amortissement normaux. En cas de travaux importants (grosses réparations, reconstruction), les JAKT exigent de leurs membres des versements plus élevés, sous forme de contributions dites « quoteparts ».


Les Rabotchii Fakultety (universités ouvrières)

Les Rabotchii Fakultety auront un rôle capital dans la formation des architectes et des urbanistes, professions destinées uniquement, sous le tsar, au monde bourgeois et à la classe moyenne qui fournissait les dessinateurs. Ce sujet fera bientôt l'objet d'un article. Notons ici que l'université par la volonté de Lénine deviendra gratuite et accessible à toutes les couches sociales de la population. Staline fera des universités -redevenues payantes sous son règne en 1940- des lieux de recrutement et de formatage politique. Les prétendants devaient faire allégeance au chef suprême avant de pouvoir s'inscrire dans une université, ou bien, être issus de la nomenklaturat.


Le sovbour (bourgeois) stalinien :
de la propriété privée à la propriété personnelle

À partir des années 1930, sous l'impulsion des juristes du régime de Staline, les termes de "propriété socialiste" et de "propriété personnelle" remplaceront ceux de propriété privée et de propriété impériale. Dans ce nouvel ordre juridique, le « propriétaire personnel », qui se substitue au « propriétaire privé» peut uniquement acquérir la propriété de biens non productifs et, dans des quantités contrôlées, les louer à condition d'en avoir le « besoin » mais sans dégager de profits ou faire de la spéculation et, enfin, les léguer, quoique dans des limites précises. Il peut donc aliéner ses biens personnels dans un champ étroit restreignant le montant possible des gains. Le propriétaire est, pour éviter la spéculation immobilière, même contraint de céder son logement s'il vient à posséder personnellement plus d'un appartement. Ce cadre lui interdit de mener une activité autre que domestique avec ces biens, l'ensemble du secteur économique étant en droit russe socialisé et administré par l'État.

STALINE

Staline entama une longue lutte contre les trotskystes qui s'acheva en 1927 par son expulsion du pays. Un grand nombre d'anciens bolchéviks, de la première heure et des temps héroïques de la guerre civile, proches de Lénine, qui constituaient de par leur passé une véritable force politique, pouvant s'opposer aux décisions de Staline seront au fil des années soit éliminés, soit emprisonnées, soit condamnés à l'exil ou bien à des postes subalternes dans des régions lointaines, soit exclus du Parti, soit intimidés, tandis que d'autres ralliaient le camp de Staline. Staline n'avait d'autres choix que de constituer une nouvelle classe dirigeante malléable, soumise et entièrement dévouée à sa cause ; une nouvelle classe dirigeante dont les membres obtiendront des postes dans l'administration, et l'ensemble des institutions de l'Etat, l'armée, la police et la police secrète qui augmenta considérablement ses effectifs. Ce ne sont pas, comme le souhaitait Lénine, les hommes qui « ne croient personne sur parole et refusent de prononcer un mot contraire à leur conscience » qui « montent » dans l'appareil, ni les hommes « intelligents mais peu disciplinés », ni les révoltés, les combattants, les apôtres qui faisaient la grandeur de la cohorte bolchevique, mais les « imbéciles disciplinés », les carriéristes, les opportunistes, les sceptiques, les conservateurs, en un mot tous ceux qui, comme le dit le poète Evtouchenko, aiment le pouvoir soviétique parce qu'il est le pouvoir tout court, et, parmi eux, bien des renégats de l'autre camp de la guerre civile. A l'ascension irrésistible de Staline correspond celle de l'arrivisme et de la servilité de la nouvelle promotion des cadres, qui révèle avec un tranquille cynisme l'appel du régime de Staline aux instincts les plus égoïstes d'ascension individuelle, et célèbre ainsi le retour aux privilèges de toute sorte, et la défaite de la « société sans classes ». Envahissant progressivement tous les niveaux décisionnels, ces « ennemis du peuple », incompétents dégénérés, opprimaient les meilleurs commissaires et travailleurs politiques, tandis que les personnes capables et habiles qui étaient loyales au parti de Lénine étaient maintenus ou relégués maintenant à des rangs inférieurs et à des postes relativement peu importants.

Architecture monumentale de propagande à Moscou,


Une des conditions pour que tienne ce système sera le grand retour des privilèges accordés par l'Etat, dont les possibilités d'ascension sociale et la distribution de biens, considérés comme biens personnels : logement, automobile, téléphone, etc, ainsi qu'à l'accès aux services publics, de la maternité jusqu'à la maison de retraite. Staline dès 1925, mène toute sa lutte contre l'opposition au nom de l'inégalité et affirme : « Nous ne devons pas jouer avec des phrases sur l'égalité, c'est jouer avec le feu. » En 1931, il accuse « le nivellement gauchiste dans le domaine des salaires », affirme qu'il faut donner aux ouvriers « la perspective d'un avancement, d'une élévation continue ». Aux antipodes de ce qu'était le militant bolchevique condamnant sans rémission l'appel à l'esprit petit-bourgeois d'ascension sociale individuelle, il célèbre comme une victoire la disparition des notabilités au village et l'apparition de nouveaux « notables », condamne le « nivellement » comme « une stupidité petite-bourgeoise réactionnaire digne de quelque secte primitive d'ascètes, mais non d'une société socialiste, organisée à la manière marxiste ». Ainsi, peu à peu, l'état d'esprit s'est-il transformé en tendance puis en couche privilégiée : l'appareil désormais secrète sa propre idéologie. Les privilèges, la nécessité pour ceux qui en jouissent de les justifier, de les défendre et de les accroître, ne sont pas des phénomènes nouveaux : mais la situation, sur ce plan, évolue très vite avec le grand tournant du plan quinquennal de 1928 qui exige l'encadrement des chantiers de l'industrialisation, de la collectivisation forcée des campagnes et qui nécessite des centaines de milliers de fonctionnaires. Le noyau dirigeant de l'appareil se consolide au fur et à mesure que s'étend l'emprise de l'Etat qu'il contrôle: il s'épaissit et il enfle par son alliance avec de nouveaux privilégiés qui tirent leur force des réalisations et des conquêtes de la construction. La bureaucratie, à tous les échelons et dans tous les domaines, engendre la bureaucratie. Partant des chiffres officiels qui indiquent 55 000 personnes pour l'effectif des bureaux centraux du parti et de l'Etat, auxquels s'ajoutent ceux de l'armée, de la flotte, des républiques et de leur encadrement politique et syndical, 17 000 directeurs d'entreprises et 250 000 cadres administratifs et techniques, 860 000 « spécialistes » dont 480 000 dans l'industrie, un million de cadres kolkhoziens, Trotsky chiffre à cinq millions de personnes, familles comprises, « la catégorie sociale qui sans fournir un travail productif direct, commande, administre, dirige, distribue les récompenses », à deux millions la « réserve » du parti et des syndicats et entre cinq et six millions l'aristocratie ouvrière qui partage avec les deux premières catégories les faveurs officielles (Trotsky, De la Révolution).



Cette couche sociale est loin d'être homogène. Un gouffre y sépare les ouvriers de choc, que leurs camarades d'usine appellent les « mille », des millionnaires du régime, artistes ou écrivains, techniciens ou savants. Parmi ceux que le petit peuple nomme les tchinovniki et de plus en plus les sovbour, les bourgeois soviétiques, il y a toute une pyramide de puissances et de ressources et de considération sociale: il existe autant de distance entre un président de soviet de village ou un secrétaire de comité et les sommités du parti ou les hauts dignitaires de l'Etat et de l'industrie, qu'entre un notable de la campagne britannique et un banquier de la City ou un chef de service de ministère. Une étroite solidarité les lie pourtant : quelle que soit leur origine sociale, qu'ils soient des bolcheviks assagis, des socialistes ralliés ou des bourgeois précieux, de jeunes loups aux dents longues, des techniciens à œillères ou des ronds-de-cuir consciencieux, ils serrent les coudes et défendent leur autorité et leurs privilèges contre tout contrôle de la masse «peu consciente » qu'ils dirigent et administrent.

Le régime stalinien amplifia les phénomènes de ségrégation qui ré-instituèrent les divisions socio-spatiales de la ville capitaliste. Le système d'attribution des logements entre les mains de la bureaucratie stalinienne institua ainsi une forme larvée de soumission au régime, à l’encontre de l’idéologie d’abolition des différences de classes. La politique législative instaura un système de droits de propriété personnelle hiérarchisés selon la fonction économique et politique du citoyen. Dans les années 1930, la nomemklaturat s'octroyait les plus belles demeures des plus beaux quartiers bourgeois de l'ancien temps, les carriéristes les appartements modernes des nouveaux quartiers, de même des sympathisants staliniens tandis que les présumés opposants et simples citoyens non syndiqués logeaient dans les grands ensembles d'habitat ou les quartiers dégradés des villes. Dans la vie quotidienne des citadins des années 1920-1930, en l'absence de marché immobilier, le système de distribution de logements a créé des situations difficiles : par exemple, des couples divorcés occupent un même appartement faute d'autres possibilités. Le système d'échange de chambre ou d'appartement se substitue au marché. Ces échanges sont, en effet, l'objet d'un « marché » officieux auquel le périodique Bulletin des échanges sert de support. Souvent, être « mal-logé » n'est pas un critère prépondérant pour pouvoir prétendre à un logement décent : la commission qui établit la liste d'attente examine également les qualités professionnelles, l'activité politique du candidat (au sein du syndicat ou Parti). Les listes d'attente sont examinées en comité d'entreprise. Outres les cadres de la nomenklaturat et des adhérants au Parti, certaines catégories sont favorisées : les malades, les invalides de guerre, les artistes, ainsi que les chercheurs ont droit plus facilement à un logement et à une surface habitable plus élevée.

Dans le même temps, la loi devient extrêmement rigoureuse pour ce que lon appelle la « discipline du travail ». Un décret du 15 novembre 1932 fait obligation au directeur de licencier un ouvrier pour un jour d'absence injustifiée, avec retrait des cartes de rationnement et expulsion du logement s'il appartient à l'entreprise, un arrêté d'application du 26 novembre précisant que l'expulsion de la famille du coupable doit avoir lieu, même si son relogement est impossible, « à n'importe quelle saison » et « sans fournir de moyens de transport ». La loi du 27 juin 1933 étend l'expulsion du logement à tout ouvrier délinquant logé par toute coopérative de construction ou de logement autre que celui de l'entreprise qui l'employait. Si ces mesures ont été appliquées très inégalement selon les périodes, elles révèlent combien, pour le législateur soviétique, les biens servent au contrôle des comportements individuels et collectifs.


Il ne manquait à cet édifice que l'institution du livret de travail, proposée à plusieurs reprises, C'est chose faite le 27 décembre 1932, par un décret du conseil des commissaires et de l'exécutif des soviets : d'abord obligatoire pour les « personnes ne participant pas à la production », il est étendu à tout salarié, qui est tenu de le produire à l'embauche, et la direction des entreprises doit y reporter les fautes commises et les sanctions prises. Il ne donne le droit de résider que dans la localité où il a été accordé. La commission qui l'attribue peut le refuser, c'est-à-dire s’opposer à tout déplacement. Son institution, se produisant au moment où la direction de l'usine jouit de pouvoirs pratiquement illimités pour sanctionner les absences et où les rations alimentaires sont distribuées en nature, comme partie du salaire, achève d'enchaîner l’ouvrier à l'entreprise, de le soumettre à une administration elle-même dépendant étroitement de l'appareil du parti.


Le régime de Staline opéra plusieurs changements organisationnels concernant notamment le mode d'attribution et de gestion des logements. A la demande des partisans de l'administration directe des immeubles d'habitation par les Soviets locaux, un bilan de la gestion du parc locatif est dressé en 1930 et 1931, par les services du Contrôle ouvrier et paysan (RKI). Il témoigne du caractère peu dispendieux de l'administration coopérative, les sociétés coopératives de location (JAKT), comparée aux autres formules, du bon entretien des bâtiments, de l'état sanitaire satisfaisant des locaux, meilleur que dans les autres secteurs de l'habitat et de l'attention toute particulière que les coopératives de location portent aux besoins des résidents. Le bilan signale enfin qu'elles accompagnent leur gestion d'une activité socioculturelle. En conclusion, les JAKT se montrent meilleurs gestionnaires que les services de l'administration étatique : il y a donc intérêt à étendre la forme dominante de la gestion de l'habitat. Cependant, avec le temps, les coopératives ne sont pas partie prenante dans la politique du gouvernement qui vise la centralisation maximale de l'appareil administratif. D'autre part, il en résulte une « sédentarisation » de la population, d'autant plus fâcheuse que l'industrialisation du pays décidée par le gouvernement nécessitait une certaine « fluidité » de la main-d'oeuvre. Enfin, les coopératives correspondant aux immeubles nouvellement construits, il renaît parmi les copropriétaires un « état d'esprit capitaliste », quoique le financement soit assuré pour 9/10e par l'Etat. Dès 1933, malgré le constat positif de leur fonctionnement, le rythme de développement des coopératives de location se ralentit donc progressivement jusqu'en 1937. A la suite du décret du 17 octobre 1937, les JAKT sont liquidées. Les immeubles qui étaient gérés par des coopératives sont confiés soit aux Soviets locaux (municipalités), soit aux entreprises. Désormais ceux-ci sont chargés de la gestion du fonds locatif et de la surveillance technique et sanitaire des immeubles. Les Soviets, ou les administrations d'entreprises gèrent désormais l'attribution de logements. Le paragraphe 27 du décret préconise : « Si un surplus de la surface habitable apparaissait, par référence aux normes d'habitation en vigueur, sous la forme d'une pièce isolée, les Soviets locaux peuvent utiliser ce surplus à leur guise ». Ainsi en cas de libération d'un local, ou si le nombre des membres d'une famille diminue, un excédent de surface peut apparaître, et les Soviets peuvent l'utiliser si celui-ci correspond à une pièce indépendante et l'affecter à quelqu'un en quête de logement. La gestion du fonds locatif, une fois attribué aux Soviets, va persister tout au long de l'histoire de l'URSS.

Un bilan bien négatif dans son ensemble. Cela étant, en 1937, si le niveau de vie moyen est dans son ensemble inférieur en URSS par rapport à l'Europe Occidentale, ceci n'est pas vrai pour tous les postes. Le loyer mensuel moscovite représente 8 h de travail seulement contre 53 à Munich et 102 à Paris. Dans le domaine plus vaste de l'économie, les plans quinquennaux - inventés par les élites soviétiques – ont permis à la population soviétique d'échapper à la crise mondiale de 1929 dont les conséquences seront particulièrement difficiles pour les classes ouvrière et moyenne, contraintes aux USA, par exemple, à la misère. Durant ces années de crise, le taux de chômage en Union soviétique approchait le 0 % et globalement le niveau de vie de la population russe progressait alors que celui des pays capitalistes chutait.

Le post-stalinisme

Après les purges meurtrières de Staline, les massacres des paysans dans le cadre de la modernisation de l'agriculture, la seconde guerre mondiale, l'Union Soviétique qui fut bientôt débarrassé du dictateur entama la reconstruction et la modernisation du pays. Le 5 mars 1953 Joseph Staline décède, en septembre Nikita Khrouchtchev est nommé Premier Secrétaire du Parti. L’imminence des changements dans la vie de la société est partout pressentie.



Les architectes sont unanimes : pour exploiter tous les avantages de la préfabrication, il est nécessaire de renoncer à concevoir des projets dans un style d’inspiration académique. Le 12 février 1954, l'architecte Gêorgij Gradov, jeune architecte de l'Institut des bâtiments publics de l'Académie d'Architecture, rédige une lettre à Nikita Khrouchtchev :
« La création architecturale, en dépit des consigne du Parti de créer une nouvelle architecture socialiste, continue depuis 20 ans à piétiner sur place en reproduisant des procédés et des styles architecturaux périmés. La méthode des « villages Potêmkin » est largement répandue en architecture, c'est-à-dire la tendance à créer par des moyens truqués, décoratifs, pompeux, l'impression de la richesse au détriment du souci du bien être du peuple, en dépit des exigences de l'économie nationale et du progrès technique... En architecture l'esprit novateur n'est pas encouragé, au contraire, il est sanctionné.» Devant l'ampleur de la tâche de la reconstruction et la course contre les USA, les élites décidèrent, pour ce qui concerne l'habitat, de reprendre les méthodes américaines et la préfabrication mise au point notamment par les ingénieurs français, et d'abandonner le style stalinien basé sur l'architecture classique.



Ian Hamilton, 35 ans après la synthèse qu’il rédigea avec Richard French, Is there a socialist city ?, rappelle en 2005 dans quelle mesure l’identité de la ville socialiste repose sur une bifurcation urbaine majeure intervenue entre 1945 et 1949, qui les singularise par rapport au destin des villes d’Europe de l’Ouest, de sorte que les villes socialistes en vinrent à être plus semblables entre elles. Mais cette divergence s’atténua selon lui dans les années soixante-dix et les dynamiques de l’industrialisation finirent par replacer les villes socialistes dans le sillon de l’urbanisation moderne et européenne, au moins à un niveau macro, point sur lequel Hamilton rejoint d’autres auteurs d’Europe centrale. La plupart d’entre eux souligne en effet que la ville socialiste garde toute sa singularité lorsqu’on se place à un niveau micro. Le principe unificateur de l’industrialisation qui en effet semble avoir gouverné de manière assez homogène la croissance du réseau urbain s’efface à cette échelle fine devant des mécanismes de nature politique et socio-économique : le contrôle étatique, omniprésent dans presque tous les aspects du développement urbain, oriente ainsi la propriété et l’utilisation du sol, les mécanismes de production et d’allocation du logement, les ressources financières des villes, la maîtrise de leur croissance démographique et, in fine, les formes de division sociale de l’espace.


Is there a socialist city ?



Ian Hamilton et Richard French introduisaient leur célèbre ouvrage de 1979 ainsi : « Is there a socialist city ? » Ils entamaient leur réflexion en se demandant si cette ville socialiste était fondamentalement différente de la ville capitaliste et d’emblée répondaient positivement, en se proposant de qualifier cet écart. Il était fait selon eux des éléments suivants :

  • absence de prix du sol,
  • propriété et gestion majoritairement publiques du foncier et des investissements,
  • forte croissance des villes, surtout dans les régions les moins urbanisées, planification sous forme de zonage fonctionnel,
  • recours au micro-raïon dans la conception urbanistique,
  • niveau médiocre des services, sauf les transports publics,
  • ségrégation contenue.


Un des apports de cette synthèse réside dans les études intra-urbaines empiriques donnant à voir le fonctionnement social de ces villes, loin de la littérature convenue chantant les prouesses de la croissance urbaine à l'échelle nationale. Elles montraient notamment comment les divisions socio-spatiales d’Avant-guerre avaient résisté, malgré les transformations brutales et radicales de la physionomie et de la sociologie urbaines et, qu’en outre, la ville socialiste avait produit elle-même des processus ségrégatifs originaux, à l’encontre de l’idéologie d’abolition des différences de classes. Mais quant à la nature et au fonctionnement des inégalités d’accès au logement urbain, un bien qui était notoirement placé sous le signe de la pénurie, sociologues et géographes hongrois polémiquèrent dans les années 1980. Le débat scientifique sur la « ville socialiste » a repris après les années 1990.


Les principes de composition urbaine moderne basés sur la notion de micro-raïon [le micro-raïon est la version soviétique de l’unité de voisinage. Il s’agit d’une unité spatiale et sociale de base dans la conception urbaine, qui associe un nombre de logements, ainsi que des services (scolaires, péri et pré-scolaires, jeux, commerces, etc..) aptes à favoriser les interactions sociales] comme unité spatiale et sociale fondamentale, marquent tout l’urbanisme d’inspiration soviétique.


La période krouchtchévienne a tenté de contourner la bureaucratie en encourageant au maximum la participation populaire et volontaire dans un grand nombre d'organisations sociales et politiques, anciennes (les soviets locaux) ou nouvelles (Union des organisations sportives, druziny - sorte de milice volontaire à fonction d'îlotage dans les quartiers et de contrôle général du "comportement social"), qui doivent être la base concrète de "l'État du peuple tout entier". La période brejnévienne est généralement considérée comme une régression bureaucratique et étatiste, décrite ensuite essentiellement sous le vocable de "stagnation".


La vie des quartiers

Concernant la vie des quartiers proprement dite, la période précédant la perestroïka a vu se développer un certain nombre d'initiatives et de structures de participation de base à l'autonomie contrôlée. Ainsi une multitude de communautés et conseils de base, guidés par le soviet local, ont vocation à faire la jonction du "bas" vers le "haut", le travail des soviets étant de faire le chemin inverse, de l'administration vers la communauté. Il s'agit notamment des obscestvennye samodejatel' nye organizacii, structures d'auto-organisation de voisinage, dont l'action relève de trois catégories principales : le contrôle des comportements déviants, avec notamment les druzini ; la mobilisation et l'orientation des individus autour des politiques et des projets du régime, avec les conseils d'immeuble ou de quartier ; des structures plus techniques et opérationnelles qui fournissent des services, notamment pour l'entretien des logements. Mais les questions traitées peuvent aussi concernent l'entretien des abords, la mobilisation pour les subbotniki, l'organisation de la culture et des loisirs, l'éducation à l'hygiène, etc. C'est essentiellement cette dernière fonction de travaux et services que l'on retrouvera dans les initiatives observées récemment, mais la première dimension est aussi présente avec le souci de l'ordre public, ainsi que la seconde avec la volonté d'ancrer la structure dans un territoire bien délimité, à l'instar des anciens conseils d'immeubles ou de quartier.

Les Soviétiques exercent le plus souvent leur "citoyenneté" à l'intérieur des cadres formels de la participation politique, y compris à une échelle très micro locale ("brigades" de planteurs d'arbres, comités de cage d'escalier,...).

Ce n'est qu'à partir du début des années 70, que s'opère la formation de groupes de citoyens autour d'une question précise ; ils parviennent à alerter l'opinion à propos d'un problème écologique, à empêcher la destruction d'une église ou à obtenir des transports supplémentaires pour des quartiers nouvellement construits. Même si elles sont peu appréciées des autorités, ces initiatives existent, peuvent se révéler efficaces puisque porteuses d'un résultat concret. Elles sont le signe qu'il existe d'autres formes de participation que les "canons" soviétiques traditionnels que sont les lettres de doléances aux journaux ou les réunions des électeurs avec leurs députés, sous le contrôle des cadres du Parti.

Ces organisations sont placées en tension entre une position d'auxiliaire de la
bureaucratie, lui fournissant une nécessaire réserve de main-d'oeuvre, et celle de représentation des citoyens. Les initiatives sont politiquement encadrées, avec une fonction de contrôle et de mobilisation de la communauté locale, qui en fait plus un relais d'une politique décidée et menée plus haut qu'une véritable participation politique, impliquant une capacité d'autonomie des acteurs dans la formulation de leurs demandes comme dans le choix des modes d'action. Une fonction permet pourtant d'introduire une possibilité, indirecte, d'autonomie : la faculté, voire l'incitation à émettre des critiques envers le travail des autorités. Ceci s'applique particulièrement bien à la délicate question du logement et des services qui lui sont liés I4. La mauvaise réputation des organismes directement contrôlés par l'État, préposés à l'entretien et à la réparation des immeubles et appartements, est universellement répandue dans le pays et les comités de volontaires sont chargés de faire le lien avec les habitants, et souvent d'effectuer directement les travaux nécessaires. Le comité de volontaires devient automatiquement un canal pour exprimer les critiques ou les revendications. Même si l'expression de ces critiques peut prendre une forme très ritualisée et finalement très conforme, ce mécanisme a contribué à rendre possibles, dans un contexte politique général en mouvement, des expressions plus autonomes que des changements structurels pourront faire évoluer vers une plus large autonomie. L'un des objectifs poursuivis par le système, avec la multiplicité de ces lieux de participation, était de créer des pôles d'identification multiples et de parvenir à un engagement collectif des communautés locales au service du système, éliminant ainsi "l'esprit de clocher" persistant dans une société récemment urbanisée, frein à la mobilisation. En même temps, la diversité de cette offre de participation est une potentialité de pluralisme et de conflictualité. La citation qui suit résume les objectifs du système : « En organisant la participation publique jusqu'à la base, le gouvernement soviétique tente de mettre en place une série d'écrans qui transformeront toutes les demandes articulées au niveau local en éléments positifs de soutien au fonctionnement du système. Donc, bien que ces organisations de base soient en dehors de la structure étatique, elles sont essentiellement une extension des capacités de l'État. »


La pérestroïka

Les bouleversements que connaissent, à partir du milieu des années 80, à la fois le système politico-administratif soviétique et la société russe vont faire passer ces pratiques et ces initiatives à l 'arrière-plan et donner naissance à de nouveaux mouvements, à de nouvelles mobilisations dont le sens et les moyens d'action sont fort différents. Les mouvements informels « proviennent d'une véritable initiative d'en bas et rassemblent des gens unis par une réelle communauté d'aspirations » et la dynamique générale de la perestroïka, vue d'en bas, vise, sinon à une remise en cause du système dans son ensemble, en tout cas au rejet de tous les signes d'un passé trop proche. Ces mouvements aspirent avant tout à se développer en dehors des structures prévues par le système, comme le suggère le terme même d"'informels", y compris quand ils organisent la participation des habitants à la vie environnante et aux choix les concernant, dans le cas par exemple des mouvements écologistes. La question du logement, de plus en plus aiguë, va favoriser la naissance de nombreux comités de défense, qui formeront un mouvement dynamique de revendications et de propositions. Plus spécifiques et moins politiques, ils s'appuient assez souvent sur les anciennes structures des comités de quartiers. Si les premières années d'éclosion de ces mouvements se font à l'extérieur de toute action directement politique, voire contre le politique, on va observer le passage de certains d'entre eux à une participation politique, à la faveur notamment des élections pluralistes de 1990, qui permettent l'expression de ces groupes à l'échelle locale et régionale et un positionnement plus précis, plus stratégique vis-à-vis des forces politiques, anciennes et nouvelles. L'année 1990 correspond d'ailleurs au point le plus haut de leur activité. La dynamique de ces mouvements, ajoutée au développement des initiatives économiques, à la naissance d'un syndicalisme indépendant, invite fortement à parler de l'émergence d'une société civile en Russie durant cette période. Pour autant, ce concept est particulièrement difficile à définir dans un pays où la rupture entre l'État et la société a été aussi forte. Comme le souligne A. Arato, l'existence de processus sociaux indépendants de l'État est une condition nécessaire, mais non suffisante, de l'existence d'une société civile, une société modernisée, mais où les ressorts d'une société civile autonome, peu développés avant la Révolution, puis détruits par le stalinisme, sont absents. L'une des difficultés principales réside dans la gestion de la relation au pouvoir, la question centrale du degré d'autonomie traversant les divers mouvements. Après l'échec de la tentative de coup d'État d'août 1991 et les bouleversements des mois suivants, cette partie active de la société considère dans son ensemble le processus de démocratisation comme achevé, en tout cas dans les formes d'action et de mobilisation qui l'ont défini pendant les années antérieures. Une nouvelle période s'ouvre qui va voir les trajectoires individuelles prendre le pas sur l'action collective. Ce qui signifie, par exemple, l'entrée de nombre des militants dans les nouvelles administrations locales qui se mettent en place à partir de l'automne 1991. Cette nouvelle période pose, a posteriori, la question de l'enjeu des mouvements évoqués. Même s'ils avaient une activité très localisée et concrète, la volonté de transformation générale du système politique et de la société était le facteur principal de mobilisation et le trait d'union entre des mouvements fort différents. La période suivante a été caractérisée par une extrême difficulté à formuler de nouveaux enjeux et par le désintérêt croissant de la population. Les mouvements informels sont en déclin dès l'automne 1991.

Le système capitaliste sera dans les pays de l'ancienne Union Soviétique, particulièrement ravageur, enrichissant les élites et appauvrissant la plus grande majorité du peuple. Mais c'est une autre histoire. 


Extraits de : 


Marc Ferro :

Des soviets au communisme bureaucratique
Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Année 1985, Volume 40, Numéro 4

La naissance du système bureaucratique en URSS.
Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 31e année, N.2, 1976.

Le Huérou Anne :

Deux « comités de quartier » en Russie : la (ré)invention d'une forme de participation politique ?
Revue d’études comparatives Est-Ouest. Volume 29, 1998, N°1. pp. 35-68.

Chaigneau Aurore :

Le droit de propriété en Russie : l'évolution d'une catégorie juridique au gré des bouleversements politiques et économiques.
Revue d’études comparatives Est-Ouest. Volume 38, 2007, N°2. Les mutations du droit et de la justice en Russie. pp. 77-106.

Françoise Choay :
L'urbanisme, utopies et réalités, une anthologie.
Editions du Seuil, 1965

Pierre Broué

Histoire de l'Internationale communiste, 1919-1943

Lunacharsky :
Vidéo [muet noir et blanc] disponible :

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