UTOPISME ou RÉALISME ?




CONSTANT, New Babylon, 1957 - 1974


Ironie de l'histoire de l'architecture urbaine, ce sera un artiste néerlandais, Constant Nieuwenhuys, et non un architecte ou un urbaniste, qui proposera ce qui est encore aujourd'hui, une des plus admirables théories/propositions pour le développement urbain des villes : New Babylon. Entre 1957 et 1974, Constant travaillera sur le projet New Babylon qui influencera directement toute une génération de jeunes architectes des années 1968, dont notamment Archigram, Superstudio, Archizoom. Puis, la fin du règne des utopies, des grands discours impliquant le changement des modes de vie et de ville, annonçant une société libérée, marque dans les premières années de 1970, le progressif mais inexorable désintérêt pour l'architecture utopique radicale ; Constant abandonnera l'urbanisme pour retourner vers la peinture. De même, pour les jeunes architectes utopistes et ludiques qui brillèrent quelques années avant de tomber brutalement dans l'oubli entre 1972 et 1973. De même également pour l'architecte visionnaire Yona Friedman et sa ville spatiale. L'heure de la contestation n'était plus à l'imagination d'une société nouvelle mais au réalisme et à la lutte frontale contre l'état capitaliste. 




NEW BABYLON à la conquête de PARIS, 1963


En architecture, cette période correspond à l'abandon des grands principes théoriques radicaux, les grandes utopies qui régissaient la vie des hommes et le sort des villes. Désormais, les architectes de la Nouvelle Gauche s'engagèrent auprès des habitants, soucieux de leurs préoccupations quotidiennes. Les nombreuses luttes urbaines de cette époque favorisèrent cette rencontre. Ils instaurèrent comme principe la participation des habitants dans le processus projectuel, d'autres s'occupèrent de l'auto-organisation des comités de quartier pour la défense de leur cadre de vie, certains architectes, comme Lucien Kroll, valorisèrent la culture populaire, etc. 

Les projets des différentes courants de l'architecture utopique, y compris utopique sociale, étaient alors considérés, pour un grand nombre d'architectes de la Nouvelle Gauche, et plus encore pour les militants de la Gauche, comme des jeux graphiques futiles, images d'une bourgeoisie soi-disante révolutionnaire mais éloignée des préoccupations matérielles quotidiennes des habitants. Le critique italien Massimo Scolari dénonça " un gigantesque gaspillage intellectuel", et leur inutilité : " L'avant-garde n'est même pas négative, mais tout simplement inutile". L'esprit ludique et festif des années Pop, l'idée d'un avenir où les sciences et les nouvelles technologies étaient un moyen d'assurer bien être et prospérité, céderont la place à un pessimisme sombre et à la volonté de contraindre par la force, la violence en Italie, les Etats capitalistes à plus de liberté et de justice sociale. 


New Babylon : une utopie sociale révolutionnaire

Constant, bien que figurant généralement dans la catégorie des architectes utopiques, s'en différencie. Car en effet, New Babylon est certes une utopie sociale et ludique situationniste, mais également un projet urbano-architectural parfaitement réalisable techniquement. La ville spatiale imaginée par Yona Friedman représente également cette idée de changement idéologique tout en restant dans le domaine du constructible, soit une utopie réalisable, concevable ; au contraire des utopies des jeunes architectes radicaux qui proposèrent, pour la plupart, des projets parfaitement irréalisables, des images de villes futures inconstructibles. 

New Babylon, projet réalisable, entre réalisme et utopisme, qui pose comme conditions de considérer la dimension sociale comme un élément fondateur, par une critique constante du pouvoir et par sa responsabilité d'intellectuel engagé à, selon le précepte de guy Debord, "élaborer une vision d'une société meilleure fondée sur une conception de la nature humaine telle que nous la comprenons". 

New Babylon représente plus qu'un simple modèle d'urbanisme ou qu'un programme urbanistique à venir. En effet, à l'époque où Constant élaborait ses théories, les villes en Europe subissait les ravages de l'urbanisme fonctionnel déployé par le grand capital, réglementé par l'Etat autoritaire. De même, les villes des pays communistes massacrées par la même architecture au nom du réalisme économique. New Babylon se présentait donc comme une accusation, un manifeste contre les idéologies dominantes de l'intelligentsia architecturale et au-delà contre la politique urbaine des Etats capitalistes et autoritaires. Ce qui n'est pas rien.

Constant pose, plus que quiconque dans le domaine de l'architecture, de manière remarquable l'éternel problème du rôle de l'intellectuel dans les mouvements contestataires d'inspiration marxiste. Au-delà de la critique, doit-il se confronter à la réalité des choses et s'employer à imaginer des solutions concrètes quasi immédiatement utilisables, ou bien, au contraire, opposer à la réalité une autre vision des choses, anticiper sur les conditions d'une architecture pour une "société libérée" ? Doit-il s’inscrire dans les mécanismes pulsés et exigés par le capitalisme, contrôlés par l'Etat ou bien au contraire démystifier les réalités contingentes en se plaçant hors du monde réel ?

La pensée d'inspiration marxiste, en architecture, après la crise mondiale liée au pétrole en 1973, choisit la voie du réalisme en annonçant clairement qu'il était impossible dans une société capitaliste de pouvoir proposer des alternatives architecturales et plus encore urbaines. C'est ainsi, et pour d'autres raisons encore, qu'un grand nombre d'architectes des mouvements contestataires de 68, s'intégrèrent dans les mécanismes de production de l'Etat capitaliste. Leur rôle est capital dans sinon le renouveau de l'architecture urbaine mais dans la création de nouvelles écoles d'architecture combattant, dans les premiers temps, le traditionalisme et le conservatisme de l'école des Beaux-arts ; par leurs articles intransigeant contre la politique urbaine du gouvernement du président Giscard et contre toutes les institutions liées à l'architecture (académie, ordre des architectes, etc.). Nous l'avons évoqué, ces intellectuels sont aujourd'hui partie intégrante de l'intelligentsia bourgeoise au service de l'Etat et nous l'avons noté également, ils sont devenus ce qu'ils combattaient sur les barricades parisiennes de 68 : l'oligarchie sans imagination au pouvoir. Un architecte ex-maoïste, emprisonné en mai 68, devenu par la suite directeur d'une grande école d'architecture de Paris, à qui je faisais le reproche me répondit que oui, effectivement, mais qu'au moins, ils avaient tenté quelque chose, eux, qu'ils avaient fait tout leur possible ; et que c'était aux plus jeunes maintenant d'assurer sinon leur héritage, ou la lutte, mais la critique. 

Quoiqu'il en soit, cette absence d'utopie aujourd'hui, de contre-alternatives urbano-architecturales prenant comme principe le rôle social de l'architecture laisse tout un champ théorique à la disposition du grand capital et de l'Etat. L'absence d'utopie sociale en architecture nous prive également de la critique constructive car aujourd'hui la critique descriptive universitaire [bien évidemment d'une importance capitale], la critique contemplative [des marcheurs ou des promeneurs urbains, par exemple], la critique du Réel [notamment les photographes de la ville]  n'opèrent plus ou pas leur rôle d'électrochoc sur les consciences. Comme a pu le faire en son temps New Babylon, et d'autres. 

Ceci représente un élément fondamental dans la critique de la société urbaine car, le projet architectural utopique social, amène à la réflexion, pour ne pas dire à l'ouverture d'un nouveau front théorique dans la critique de l'Etat ; et si son discours se place hors du monde réel, de la productivité et des contingences immédiates, il devient le support des débats contradictoires. C'est en cela, que la pensée de Constant est remarquable,  au-delà des images alléchantes et aujourd'hui sur-médiatisées de New Babylon. De même, des théories de l'urbanisme unitaire développées par guy Debord et les Situationnistes. 

L'exemple des propositions pour Grand Paris par l'intelligentsia architecturale est éloquent. Plus grave, peut être, est l'absence ou le peu de réaction des partis politiques extra-parlementaires, des organisations et des mouvements de contestations. Le champ est libre pour qu'ils puissent bâtir la ville de demain, qui sera sans aucun doute écologique et propre, et à priori, à moins d'une embellie économique de plusieurs dizaines d'années, anti-sociale. Il est donc essentiel de ré-occuper cet espace de la contestation contre ce qui vient. [Voir article de David Harvey ].


Trois décennies plus tard, les architectes radicaux des années 1970 feront l'objet d'un revival : rééditions, nouvelles éditions, presse et grandes expositions dans les musées. Ce nouvel intérêt peut s'expliquer par plusieurs raisons, la première étant leur caractère utopique/ludique contrastant avec l'aporie ou le trop-de-réalisme de la pensée urbano-architecturale qui sévissait et qui sévit encore. Le caractère Pop et joyeux de leurs représentations de villes futures et des constructions, leur non-conformisme sont autant d'éléments ayant facilité leur résurrection. Cela étant, d'une manière générale, leurs discours contre la société, l'Etat, l'absurdité et les contradictions du monde capitaliste - pour certains - ne bénéficieront pas ou peu du même attrait, et les projets présentés dans les nouvelles publications seront, pour beaucoup,  vidés de tout contenu politique et idéologique ; comme l'accusait déjà Debord en affirmant contre les idéologies dominantes "qu'elles organisent la banalisation des découvertes subversives et les diffuse largement après stérilisation".


CONSTANT

Il fut un des membres fondateurs du mouvement artistique Cobra en 1948 ; proche du marxisme, son oeuvre reflète, selon un témoignage : “Il s’est révolté contre les conventions qui étaient légion à cette époque aux Pays-Bas, dans les années 40. Lui, défendait à la fois Monsieur Tout le monde et l’ouvrier.” Constant, poursuit, après la dissolution du Mouvement Cobra au début des années 50, va progressivement passer de la peinture à la sculpture puis à l'urbanisme. Ses premières sculptures Ambiance de jeu (1954), Sun Vessel (1958) et Nébuleuse Mécanique (1958) comportent les prémisses de ses futures propositions architecturales.


CONSTANT et les Situationnistes.

En 1958, Constant rejoint les Situationnistes et initie son projet de ville expérimentale et sociale : New Babylon. Son titre est attribué à Guy Debord et Constant indique son origine : «Les Gitans qui s'arrêtaient pour quelque temps dans la petite ville piémontaise d'Alba avaient pris l'habitude de dresser leur campement sous la toiture qui abrite le marché à bestiaux. (...) C'est là que je conçus le plan d'un campement permanent pour les Gitans d'Alba et ce projet est à l'origine de la série de maquettes de New Babylon, un camp de nomades à l'échelle planétaire.» Les premières maquettes de la série New Babylon, Campement nomade (1958) représente ainsi un abri souple composé d'élément légers et transportables.


La seconde série propose la première version de New babylon, plus audacieuse. New Babylon se compose de grandes structures en acier et plexiglas, suspendues au-dessus du sol, permettant des constructions stratifiées et potentiellement extensibles, à l'infini. Des éléments préfabriqués mobiles prennent place dans ses structures, agencés de manière aléatoire afin de souligner leur adaptabilité en fonction des besoins. L'idée directrice repose sur ce que Constant appelle le "principe de désorientation", inversion parodique des théories des architectes rationalistes suggérant un brouillage délibéré de toute la hiérarchie spatiale par le biais d'obstacles, de géométries incomplètes et d'éléments translucides.  


Constant définit alors New Babylon comme un, « Rêve fantaisiste réalisable du point de vue technique, souhaitable du point de vue humain et indispensable du point de vue social», dans le texte ci-dessous, paru dans L'IS n° 3.


Une autre ville pour une autre vie.
Internationale Situationniste n°3


La crise de l'urbanisme s'aggrave. La construction des quartiers, anciens et nouveaux, est en désaccord évident avec les modes de comportement établis, et d'autant plus avec les nouveaux modes de vie que nous recherchons. Une ambiance morne et stérile de notre entourage en résulte. Dans les vieux quartiers, les rues ont dégénéré en autostrades, les loisirs sont commercialisée et dénaturés par le tourisme. Les rapports sociaux y deviennent impossibles. Les quartiers nouvellement construits n'ont que deux thèmes qui dominent tout: la circulation en voiture, et le confort chez soi. Ils sont la pauvre expression du bonheur bourgeois, et toute préoccupation ludique en est absente.


Quartier d'une ville traditionnelle.
Espace quasi social: la rue. Les rues, logiquement formées pour la circulation, sont utilisées en marge comme lieu de rencontre.



Ville verte.
Unités d'habitation isolées. Espace social minimum: les rencontres ne se font que par hasard et individuellement, dans les couloirs ou dans le parc. La circulation domine tout.


Se trouvant devant la nécessité de construire rapidement des villes entières, on est en train de bàtir des cimetières en béton armé ou de grandes masses de la population sont condamnées à s'ennuyer à mort. Or, à quoi servent les inventions techniques les plus étonnantes, que le monde voit à sa disposition en ce moment, si les conditions manquent pour en tirer profit, si elles n'ajoutent pas aux loisirs, si l'imagination fait défaut ? Nous réclamons l'aventure. Ne la trouvant plus sur terre, certains s'en vont la chercher sur la lune. Nous misons d'abord et toujours sur un changement sur terre. Nous nous proposons d'y créer des situations, et des situations nouvelles. Nous comptons rompre les lois qui empêchent le développement d'activités efficaces dans la vie et dans la culture. Nous nous trouvons à l'aube d'une ère nouvelle, et nous essayons d'esquisser déjà l'image d'une vie plus heureuse et d'un urbanisme unitaire; l'urbanisme fait pour plaire.


Notre domaine est donc le réseau urbain, expression naturelle d'une créativité collective, capable de comprendre les forces créatrices qui se libèrent avec le déclin d'une culture basée sur l'individualisme. Nous sommes d'avis que les arts traditionnels ne pourront pas jouer de rôle dans la création de l'ambiance nouvelle dans laquelle nous voulons vivre.

Nous sommes en train d'invenier des techniques nouvelles; nous examinons les possibilités qu'offrent les villes existantes; nous faisons des maquettes et des plans pour des villes futures. Nous sommes conscients du besoin de nous servir de toutes les inventions techniques, et nous savons que les constructions futures que nous envisageons devront être assez souples pour répondre à une conception dynamique de la vie, créant notre entourage en relation directe avec des modes de comportement en changement incessant.



Principe d'une ville couverte.
"Plan" spatial. Habitation collective suspendue; étendu sur toute la ville et séparée de la circulation, qui passe en-dessus et au-dessus.


Notre conception de l'urbanisme est donc sociale. Nous nous opposons à la conception d'une
ville verte, ou des gratte-ciel espacés et isolés doivent nécessairement réduire les rapports directs et l'action commune des hommes. Pour que la relation étroite entre l'entourage et le comportement se produisent, l'agglomération est indispensable. Ceux qui pensent que la rapidité de nos déplacements et la possibilité de télé-communications vont dissoudre la vie commune des agglomérations, connaissent mal les vrais besoins de l'homme. 

Contre l'idée d'une ville verte, que la plupart des architectes modernes ont adoptée, nous dressons l'image de la ville couverte, ou le plan des toutes et des bâtiments séparés, a fait place à une construction spatiale continue, dégagée du sol, qui comprendra aussi bien des groupes de logements, que des espaces publics (permettant des modifications de destination selon les besoins du moment). Comme toute circulation, au sens fonctionnel, passera en dessous, ou sur les terrasses au-dessus, la rue est supprimée. Le grand nombre de différents espaces traversables dont la ville est composée, forment un espace social compliqué et vaste. Loin d'un retour à la nature, de l'idée de vivre dans un parc, comme jadis les aristocrates solitaires, nous voyons dans de telles constructions immenses la possibilité de vaincre la nature et de soumettre à notre volonté le climat, l'éclairage, les bruits, dans ces différents espaces.

Est-ce que nous entendons par cela un nouveau fonctionnalisme, qui va mettre encore plus en évidence la vie utilitaire idéalisée? Il ne faut pas oublier que, les fontions une fois établies, le jeu leur succède. Depuis bien longtemps, l'architecture est devenue un jeu de l'espace et de l'ambiance. La ville verte manque d'ambiances. Nous voulons, au contraire, nous en servir plus consciemment; et qu'elles correspondent à tous nos besoins.

Les villes futures que nous envisageons offriront une variabilité inédite de sensations dans ce domaine, et des jeux imprévus deviendront possibles par l'usage inventif des conditions matérielles, comme le conditionnement de l'air, la sonorisation et l'illumination. Déjà, des urbanistes étudient les possibilités d'harmoniser la cacophonie qui règne dans les villes actuelles. On ne tardera pas à trouver là un nouveau domaine de création, tout comme dans bien d'autres problèmes qui vont se présenter. Les voyages dans l'espace, qui s'annoncent, pourraient influencer ce développement, parce que les bases que l'on établira Sur d'autres planètes poseront immédiatement le problème de cités abritées, qui seront, peut-être, le type de notre étude de l'urbanisme futur.

Avant tout, cependant, la diminution du travail nécessaire pour la production, par une automation étendue, créera un besoin de loisirs, une diversité de comportements et un changement de nature de ceux-ci, qui mèneront forcément à une nouvelle conception de l'habitat collectif ayant le maximum d'espace social, contrairement à la conception d'une
ville verte ou l'espace social est réduit au minimum. La ville future doit être conçue comme une construction continue sur piliers, ou bien comme un système étendu de constructions différentes, dans lesquelles sont suspendus des locaux pour logement, agrément, etc., et des locaux destinés à la production et à la distribution, laissant le sol libre pour la circulation et les réunions publiques. L'application de matériaux ultralégers et isolants, comme on en expérimente actuellement, permettra une construction légère et des supports très espacés.

De telle manière que l'on pourra constituer une ville de plusieurs couches : sous-sol, rez-de-chaussée, étages, terrasses, d'une étendue qui peut varier de celle d'un quartier actuel à celle d'une métropole. Il est à noter que dans une telle ville la surface bâtie sera de 100% et la surface libre de 200 % (parterre et terrasses), tandis que dans les villes traditionnelles les nombres sont de quelque 80 % et 20 %; et que dans la ville verte cette relation peut au maximum être renversée. Les terrasses forment un terrain en plein air qui s'étend sur toute surface de la ville, et qui peuvent être des terrains pour les sports, les atterrissages d'avions et d'hélicoptères, et pour l'entretien d'une végétation. Elles seront accessibles partout par des escaliers et des ascenseurs. Les différents étages seront divisés en des espaces voisinants et communiquants, artificiellement conditionnés, qui offriront la possibilité de créer une variation infinie d'ambiances, facilitant la dérive des hahitants, et leurs fréquentes rencontres fortuites. Les ambiances seront régulièrement et consciemment changées, à l'aide de tous ses moyens techniques, par des équipes de créateurs spécialisés, qui seront donc situationnistes de profession.

Une étude approfondie des moyens de création d'ambiances et de l'influence psychologique de celles-ci, est une des taches que nous entreprenons actuellement. Des études concernant la réalisation technique des structures portantes et de leur esthétique, est la tache spécifique des artistes plasticiens et des ingénieurs. L'apport de ces derniers surtout, est d'une nécessité urgente pour faire des progrès dans le travail préparatoire que nous entreprenons.

Si le projet que nous venons de tracer en quelques grandes lignes risque d'être considéré comme un rêve fantaisiste, nous insistons sur le fait qu'il est réalisable du point de vue technique, qu'il est souhaitable du point de vue humain, qu'il sera indispensable du point de vue social. L'insatisfaction grandissante qui domine l'humanité entière arrivera à un point ou nous serons tous poussés à exécuter les projets dont nous possédons les moyens; et qui pourront contribuer à la réalisation d'une vie plus riche et plus accomplie.


Le Secteur jaune

Dans le 4e numéro de l'Internationale Situationniste, Constant décrit le Secteur jaune comme une zone de jeux où auraient libre cours "les anciens pouvoirs de la confusion architecturale". Parmi les diverses attractions qu'on y trouve, il vante "les jeux d'eau, le cirque, le grand bal, deux maisons labyrinthiques, constituées par un grand nombre de pièces de fromes irrégulières, des escaliers en colimaçon, des coins perdus, des terrains vagues, des culs-de-sac." Description qui rappelle la vision hédoniste de la ville situationniste avancée par Gilles Evain six ans plus tôt : une série de quartiers correspondant chacun à des humeurs différentes et où l'activité principale des habitants serait une "dérive continue". 








Plan Secteur jaune


L'urbanisme unitaire.

Parallèlement à ces recherches sur New babylon, Constant s'impliquera également, avec guy Debord, à élaborer l'urbanisme unitaire. Qui fera sans doute l'objet d'un autre article. 


NEW BABYLON II


En 1960, Constant démissionne de l'International Situationiste mais pendant 14 ans, poursuit son travail en systématisant les implications sociales, politiques de New Babylon à travers une réflexion théorique de grande envergure qui, tout en s'inscrivant dans une problématique artistique, s'adresse à un public composé aussi bien d'adeptes des questions urbaines que de militants du mouvement Provo à Amsterdam, rassemblement hétéroclite d’anarchistes et d'agitateurs qui sera fortement influencé par ses idées.

Ce rapport étroit avec l'architecture et la politique urbaine explique l'importance devant être accordée à Constant. Reprenant bon nombre de thèmes propres à la tradition uopique marxiste ou anarchiste, de Kropotkine à Marcuse et à Wilhelm Reih, Constant construit ses argumentaires comme un « Gedankenexperiment » rationnel, fondé sur des suppositions parfaitement plausibles quant aux effets du progrès technique dans une société qui ne serait plus soumise à l'impératif économique. Constant expose dans ses théories méthodiquement le travail qu'il a consacré à de nouvelle formes de vie urbaine dans l'hypothèse d'un contrôle collectif et démocratique des moyens de production. Sur les plans tant visuels que théoriques, les résultats sont tout aussi radicaux que la question qu'il soulève : à New babylon, la distinction entre public et privé s'efface, tout comme l'ensemble des rapports de propriété liant les individus aux biens mobiliers ou immobiliers. Les institutions bourgeoises de la famille et du travail disparaissent aussi, ainsi d'ailleurs que toutes les relations hiérarchiques entre groupes et individus. L'esprit de concurrence et l'agressivité instinctive se voient canalisés vers de nouvelles formes d'action et de jeu, où l'environnement physique devient à la fois moyen et fin d'un processus ininterrompu de création collective.


Le projet idéologique


Dans ces textes, Constant nous présente une vision éclairée d'une « utopie possible » qui n'est marquée ni du romantisme sombre de Debord ne de ses vues désabusées quant à la science et à la technologie modernes. Sa position progressiste fait d'avantage échos aux propos de Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique.

Constant pose certaines conditions pour la construction de New Babylon qui ne peut commencer qu'au moment où l'économie s'oriente exclusivement vers la satisfaction de nos besoins, au sens le plus large du terme. Il offre comme écrin à New Babylon, un modèle social basé sur l'automatisation des centres de production pour qu'augmente la production jusqu'à ce que le monde ne connaisse plus de pénuries et libère l'homme du joug du travail. Un monde libéré des contraintes de frontières, modèle des idées de Marx quant à une révolution planétaire. De même du sol des territoires qui devient une propriété collective. Ce à quoi s'opposera le pessimisme de Debord, quant à un avenir radieux d'une société libérée et à l'action bienfaitrice des nouvelles technologies. Aujourd'hui, les thèmes de société libérée théorisés par Constant peuvent paraître bien naïfs mais il convient de les replacer dans le contexte du début des années 1960. Ces conditions et ces préalables forment, en fait, la partie utopique de New Babylon.


La réalisation de New Babylon


Dans une interview publiée par la Algemeen Handelsblad, Amsterdam, en 1963, Constant précise davantage New Babylon conçue comme une construction spatiale continue, une méga-structure ou macro-structure gigantesque formée de plateaux libres, détachée du sol par des pilotis. Tel un ruban désarticulé, contournant les obstacles naturels et les villes, avant qu'elles ne disparaissent, elle peut s'étendre à l'infini, et ses circulations internes permettent une continuité sans obstacles. 

NEW BABYLON


Les centres de production, les centrales produisant l'énergie, certains grands équipements prennent place à l'écart et à proximité de la macro-structure continue. Le sol est libre de toute construction [mis à part les centres de production], utilisé pour l'agriculture, l'élevage, les massifs forestiers, les réserves naturelles, les parcs et la circulation rapide des automobiles. Les toitures terrasses de la macro-structure sont destinées aux aires de loisirs et de détente, de contemplation du paysage, soit un deuxième niveau en plein air, un deuxième paysage artificiel au-dessus du paysage naturel. Elles servent également de pistes d’atterrissage aux moyens de transport public aérien : petits avions et hélicoptères.

Cette macro-structure se décompose en secteurs et prend pour principe un habitat nomade pouvant être monté et démonté par les habitants. Les éléments de base de la macrostructure, les secteurs sont des unités de construction autonome, qui communiquent
cependant entre eux. Le réseau du secteur est perçu de l'intérieur, comme un espace continu. Les services sont intégrés pour chaque secteur, " Les équipements collectifs à l'intérieur de cet espace déterminent les lignes générales de la macro-structure dans laquelle, sous l'influence de mouvements indéterminés, se définira une micro-structure plus différenciée et nécessairement plus flexible".. Le secteur est une construction de base dans laquelle on construit un environnement. En tant que support, la macro-structure doit laisser la plus grande liberté à la construction permanente de l'intérieure (micro-structure). Dans sa forme la plus simple, le secteur présente plusieurs plans horizontaux superposés, reliés entre eux et au sol par des éléments verticaux, et un ou plusieurs noyaux fixes pour les services. Cet espace pourrait être occupé par une structure plus complexe, résultant de l'articulation de petits espaces variables.

NEW BABYLON, Intérieur


La population est nomade pouvant s'installer librement dans d'autres secteurs qui sont ainsi en perpétuelle mutation. Les modules d'habitation sont parfaitement autonomes de la macrostructure. Ils résultent de l'assemblage d'éléments mobiles (parois, sols, escaliers, etc.) faciles à transporter, parce que légers, et qu'on peut tout aussi facilement monter et démonter, donc réutiliser. Les multiples combinaisons possibles des éléments standards ne limitent plus les habitations à un type, mais à une diversité de solutions. La vie ludique de New Babylon présuppose de fréquentes transformations de l'intérieur des secteurs. Pour Constant, la quatrième dimension, le facteur temps, est essentiel,, les microstructures doivent en permanence transformer l'espace. Pour qu'elles puissent avoir lieu sans difficulté, estime qu'il faudrait que la structure du contenant soit aussi neutre que possible et que la structure contenue, variable, soit du point de vue de la construction, parfaitement indépendante de la première. Les habitants sont ainsi les architectes et contribuent à construire des situations, des lieux et des ambiances. La culture de New Babylon ne résulte pas d'actions isolées, de situations exceptionnelles, mais de l'activité globale de toute la population mondiale, tout être humain étant engagé dans un rapport dynamique avec son milieu. La fréquence des déplacements de chacun et les distances qu'il parcourra dépendant de décisions qu'il prendra spontanément, et auxquelles il pourra renoncer tout aussi spontanément. La mobilité sociale donne, dans ces conditions, une image d'ensemble kaléidoscopique, accusant des changements soudains, imprévus - une image qui ne présente plus aucune similitude avec les structures sociales d'une vie communautaire régie par le principe de l'utilité, dont les modèles de comportement sont toujours les mêmes. Dans notre cas, l'urbain doit répondre à la mobilité sociale, ce qui implique, par rapport à la ville stable, une organisation plus rigoureuse au niveau macro, en même temps qu'une flexibilité plus grande au niveau micro, qui est celui d'une infinie complexité. Elle présuppose donc un vaste réseau de services collectifs, plus sollicités par une population en mouvement que par la population stable des villes fonctionnelles.

Constant présente ainsi New babylon : "Avec ces quelques données on peut faire une première image schématique du secteur. C'est un squelette à dominante horizontale, qui s'étend sur dix à vingt hecatres, à quelque 15-20 mètres au-dessus du sol ; la hauteur totale se situe entre 30 et 60 mètres. A l'intérieur, un ou plusieurs noyaux fixes regroupent un centre technique et un centre d'approvisionnement (services) qui est aussi un centre hôtelier d'accueil, avec des chambres individuelles. Quelques-uns des secteurs sont dotés d'équipements sanitaires, scolaires, de stockage et de distribution d'articles d'usage courant. D'autres de bibliothèques, de centres de la recherche scientifique et de tout ce qui est encore nécessaire." 





Entre 1957 et 1974, New Babylon présente plusieurs types d'enveloppes possibles,
qui ajoutent ainsi à la diversité contre la monotonie souhaitée par Constant.



New Babylon et le territoire


New Babylon est un modèle d'urbanisation général et universel. Dans une série de cartes, Constant représente New Babylon étendant sa macro-structure jusqu'au coeur des villes anciennes comme Amsterdam et Paris, et d'autres la figurant comme un vaste maillage se déployant à l'échelle d'un grand territoire.





New Babylon / Amsterdam / 1963
New Babylon / Paris / 1963

New Babylon à l'attaque de Paris, la macro-structure envahit par la banlieue la capitale. L'idée de Constant était de développer la macro-structure dans les zones libres du territoire, ou peu construites ou bien encore dégradées, sans pour autant s'interdire son déploiement dans les zones urbaines denses existantes. Remarquons cependant que le 15e chic arrondissement de Paris, les quartiers bourgeois, ont subi une attaque en règle de New Babylon : tout un symbole.









New Babylon s'étend sur la Ruhr.


Une carte représentant le développement de New Babylon dans la région de la Ruhr en Allemagne. Constant imaginait dans un premier temps un processus lent de croissance : "Au début, on voit apparaître, entre les agglomérations, quelques secteurs isolés qui deviennent des pôles d'attraction [...]. Dans ce premier temps, les secteurs sont des lieux de rencontre, des sortes de centre socio-culturels ; puis, au fur et à mesure que leur nombre augmente et que les liens qui les unissent se multiplient, l'activité des secteurs se particularise et devient de plus en plus autonome par rapport aux zones d'habitation existantes. Un mode de vie newbabylonien commence alors à se définir, qui prend son essor lorsque les secteurs, regroupés, composent un réseau : une structure qui peut faire concurrence aux structures de l'habitat dont la signification se dégrade au fur et à mesure que l'homme cesse de prendre part au processus de production. Le même phénomène se produisant simultanément en plusieurs endroits, on verra de nombreux secteurs se regrouper, s'unir et former un tout."


yul akors, 2011

Le texte se base sur le livre :

LE GRAND JEU A VENIR
Textes situationnistes sur la ville
Libero Andreotti
Les Editions de La Villette

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